HALIFA, LA JUMENT QUI SAUVA CONSTANTINE
L’historien tunisien Abd El Aziz a fait le récit des événements du siège de Constantine par Mourad Bey de Tunis en 1710.. Ce compte rendu officiel comporte toutefois quelques détails frisant le merveilleux poétique des contes des « Mille et une nuits ». Ces éléments ont pourtant assez fortement impressionné les esprits pour que le folklore régional en ait conservé le fidèle souvenir.
Le héros de cette belle aventure épique est Ben Zekri, chef des courriers et de la cavalerie beylicale, ainsi que sa prestigieuse jument noire Halilifa, soeur presque jumelle du fameux cheval magique en bois d’ébène des contes orientaux. Et, ce qui nous intéresse plus particulièrement, les gorges du Rhumel vont encore jouer un rôle non négligeable dans la suite dramatique de ces événements. (La Dépêche de Constantine en a publié un compte rendu très détaillé dans « Dimanche Matin » du 6 juillet 1952).
En 1710 donc, les Tunisiens sous Mourad Bey, après avoir battu le bey constantinois Ali Khodja près du Khroubs, viennent assiéger la ville. Bientôt c’est la famine et surtout la soif, car l’été est particulièrement torride, et les citernes se vident rapidement. On parle de capitulation. Seul le Bach Seiar Ben Zekri opine contre la reddition. Il se déclare prêt à sortir de la ville et, sur sa jument noire Halilifa dont la rapidité et l’endurance tiennent du prodige, d’aller demander du secours à Alger.
Mais comment sortir de la ville dont les Tunisiens bloquent toutes les issues ? Selon les indications de Ben Zekri, l’on confectionne de longues et solides cordes ainsi qu’un filet pour Halilifa et, une nuit sans lune, cavalier et monture se font descendre dans les gorges près de la grande cascade, seul endroit laissé sans surveillance vu la hauteur de la falaise jugée impraticable par les Tunisiens. L’exploit scabreux réussit. Halilifa, comme toutes les bêtes de grande race, a son mot secret (« tir » = vole !) qui, dit dans son oreille, lui fait rendre l’effort maximum.
Les secours tardèrent quelque peu parce que, à la même époque, les janissaires d’Alger avaient tenté une de leurs fréquentes révoltes locales contre le Dey. Mais les Algérois arrivèrent tout de même à temps pour sauver la ville assiégée où Ben zekri, toujours grâce à la vaillante Halilifa, avait apporté la bonne nouvelle assez vite pour que les assiégés, malgré leur extrême détresse, ne faiblissent point.
0n imagine sans peine l’accueil triomphal du héros : Youyous des femmes, sanglots de tendresse admirative et reconnaissante, cavaliers et montures couverts de baisers, de caresses, de fleurs et de rubans multicolores. L’aventure fut assez sensationnelle pour que le folklore régional la célébrât en un beau poème que Charles Féraud, officier interprète de l’armée française, put recueillir encore 160 ans plus tard :
« Chut ! Voici l’armée d’Alger ! C’est Ben Zekri qui l’amène »
« Ben Zekri, l’intrépide cavalier, »
« monté sur Halilifa, la mignonne, la soyeuse ».
« Halilifa va paître avec les gazelles et revient avec les vaches »
« Elle se lève le matin et dîne avec le Sultan.»
« Sa litière est drapée de soie.»
« On emmaillote son corps avec de la mousseline,»
« Ben Zekri la parfume à l’eau de rose,»
« elle boit du lait et son orge est arrosée de miel et de lait d’amande.»
« Quand Ben Zekri entrera au paradis d’Allah,»
« Halilifa suivra son maître et sera joyeuse parmi les houris ».
Mais la reconnaissance des Constantinois alla plus loin : Le coursier noir qui bondit au dessus des armoiries de la cité n’est autre, selon la tradition locale, que Halilifa, l’héroïne de ce mémorable siège de 1710.
Mustapha Amrani – BABZMAN
LE MARIAGE DE L’ELEPHANT
Il était une fois un monarque qui régnait sur un grand pays au relief accidentait et au climat rude. Le royaume comprenait une série de montagnes et de contreforts aux pieds desquels s’étendent des vallées riantes et prospères.
Ce roi était très autoritaire et châtiait sans pitié tous ceux qui s’opposaient à ses projets. Il avait organisé une puissante armée qu’il lançait périodiquement contre les tribus pour prévenir et briser toute velléité de soulèvement. Le peuple souffrait et contenait avec peine la colère qui grondait sourdement en lui pour ne pas s’exposer aux foudres de ce souverain dépourvu de bon sens et de tout sentiment humanitaire.
Un jour, on fit don au roi d’un énorme éléphant qu’il installa dans une salle spacieuse proche de son palais. Il allait souvent le voir pour l’admirer et le regarder s’alimenter en se servant de sa trompe. Comme le mammifère était domestiqué et pacifique, il passait des heures entières à le caresser et à lui offrir les légumes et les fruits qu’il préférait. Pour le nourrir convenablement le roi songea à faire participer les habitants de sa capitale à la dépense. Il ordonna à ses hérauts d’annoncer sa décision à grand renfort de tambour et de trompette et d’inviter son bon peuple à lui témoigner sa fidélité en prenant soin de son pachyderme.
Tout le monde fut touché, les édits étaient d’abord lu à voix haute puis affichés. Ils spécifiaient notamment : « Avis à notre chère population. Pour préserver l’état de santé de notre magnifique éléphant, il est recommandé aux habitants des différents quartiers de la ville d’apporter, quotidiennement au château,, deux grands sacs rempli de carottes et de navets. Pour constituer une alimentation saine, les légumes doivent être frais et surtout propres. Votre roi vous remercie pour votre loyalisme. »
Depuis ce jour et tous les matins on voyait s’acheminer, en direction de la résidence royale, des groupes d’hommes transportant sur leurs épaules les plantes potagères prescrites.
Les gens s’exécutaient en maugréant et en rongeant leur frein car ils n’osaient étaler leur dépit par crainte d’une violente réaction de leur souverain. Pour narguer ses sujets et éprouver leur docilité le roi chargea le guide de promener l’animal à travers les rues de la capitale. Sur son passage des réflexions acerbes et amères fusaient et se faisaient entendre :
– « Regarder comme il est gros et gras. »
– « Il est mieux nourri que nos propre enfants. »
– « Une assemblée peut entretenir un homme, mais un seul homme ne peut subvenir aux besoins d’une assemblée. »
Les esprits commencèrent à s’échauffer tandis que les masses populaires se réunissaient dès la tombée de la nuit, en vue de se concerter pour trouver une solution à leur situation qui se dégradait peu à peu. Elles s’enhardirent, finir par se mettre d’accord et résolurent de manifester car la misère sévissait partout. Pour les conduire, parler en leur nom et plaider leur cause elles firent appel à un artisan cordonnier réputé pour son courage et sa facilité d’élocution. Il était connu aussi pour son intelligence, son esprit astucieux et l’aisance avec laquelle il parvenait à se tirer d’embarras.
Cette corporation est d’ailleurs très célèbre pour la facilité et la manière avec lesquelles elle se joue de la clientèle.
– « Je veux bien me mettre à votre tête leur avoua ce dernier, mais je n’ai pas confiance en vous. »
– « Tu peux compter sur nous promirent les mécontents. Nous te suivrons jusque dans la tombe. »
– « Bon : J’accepte d’être votre chef de file, mais je tiens à vous prévenir que si vous me trahissez en vous sauvant pour me laisser seul, vous aurez à vous en repentir. »
– « Ne crains rien lui affirmèrent-ils nous resterons toujours près de toi à tes côtés. »
Le lendemain matin , au lever du soleil, les habitants de la ville se rassemblèrent sur la place publique. L’artisan cordonnier se tourna alors vers la foule et lui cria :
– « Dès que nous nous mettrons en marche vous scanderez le mot d’ordre suivant : » Pas d’éléphant ! » »
L’énorme masse populaire s’ébranla enfin en battant des mains et en poussant le slogan » Pas d’éléphant ! « . La manifestation était imposante, bruyante et il suffisait d’un incident, si minime soit-il, pour la voir se transformer en émeute. La peur gagna tous les foyer; les portes et les fenêtres des maisons demeurèrent closes, les magasins et les échappes se fermèrent.
Serrés au coude à coude les hommes se pressaient, se bousculaient, gesticulaient et avançaient dans un désordre indescriptible. Ils progressèrent ainsi jusqu’à cinquante mètre environ du palais puis ils marquèrent un temps d’arrêt à la vue de la troupe disposée en rang de bataille autour de la majestueuse résidence.
En avant de la grille se tenait la cavalerie armée de piques tandis que les fantassins occupaient la cour. Il se produisit un moment de flottement, mais au cris de » Courage les amis ! » lancé d’une voix sonore la marche reprit silencieuse et calme.
L’allure se ralentit, devint hésitante, incertaine, les pas trainaient et raclaient le sol poussiéreux Soudain un ordre bref secoua la cavalerie qui se prépara à l’attaque . Lorsque les manifestants virent les lances s’abaisser et entendirent le martèlement des sabots, ils poussèrent une grande clameur et s’enfuirent poursuivis par les cavaliers. Seul l’artisan cordonnier continua à aller de l’avant, la tête relevée, le regard fier et le visage illuminé par un large sourire.
Les soldats de la garde l’entourèrent et l’entrainèrent dans la salle d’audiences où se tenaient le souverain et les hauts dignitaire du royaume.
– « Majesté, voici l’homme qui guidait les rebelles, expliqua un officier en désignant le hardi meneur. »
– « Allez chercher le bourreau, ordonna le monarque . »
Puis, se tournant vers le prévenu, le roi ajouta : « Qu’as-tu à dire pour ta défense ? »
– « Majesté, on vous a mal renseigné et on a déformé les sentiments du peuple à l’égard de l’éléphant. Lorsque celui-ci fait sa promenade on le voit s’avancer d’un pas pesant, la tête basse, le regard terne et l’air morose. On a l’impression qu’il se morfond dans la tristesse et l’isolement. Il risque de mourir d’ennui. Aussi le peuple m’a chargé de vous prier de le marier. Il a besoin d’une campagne pour pouvoir reprendre goût à la vie. Pour vous permettre de comprendre on a commencé à crier de loin » Ps d’éléphant seul ! » »
L’assistance demeura pétrifiée sous le poids de cette déclaration car, à part le mot « seul » qui n’était pas suffisamment audible, chacun se tenait prêt à témoigner qu’il avait entendu prononcer le mot d’ordre en question. Le visage épanoui, le roi fit face à son bon et loyal sujet et lui dit :
– « Je découvre, par ta voix, la sagesse et la fidélité de mon peuple. Tu peux le rassurer, son vœu sera bientôt exaucé. En ce qui te concerne je te donne cette bourse remplie de pièce d’or à titre de récompense pour ton zèle et ton courage. »
Certains conteur attribuent cette belle anecdote au roi de Koukou.
Source : Contes populaires – Tahar Oussedik – Enal – BABZMAN
ESSEGOUMA (L’ECUELLE)
«Kama toudine toudene» nous enseigne-t-on. Nos enfants nous imitent pour apprendre la vie. Ne vous étonnez pas de les voir un jour reproduire vos mauvaise action.
Dans une maison vivaient, le grand-père, la mère, le père et un petit garçon. Le père travaillait aux champs, la mère vaquait aux nombreuses tâches ménagères. Le grand-père restait sans bouger des journées entières. Il était bien vieux et l’âge avait raidi ses membres, réduit sa vue, désordonné ses gestes et relâché ses muscles au point d’être incontinent. Il parlait peu mais aimait la compagnie de son petit-fils qui lui vouait un amour sans borne.
Grand-père et petit-fils passaient le plus clair de leur temps ensemble. Quand les parents rentraient, une agitation perturbait leur quiétude. A table, le petit vieux mangeait lentement et salissait autour de lui tant ses mains tremblaient. Il lui arrivait souvent de briser de la vaisselle en la laissant tomber malgré l’aide du petit-fils.
La mère était impitoyable avec le vieil homme et le lui montrait sans ménagement. Elle commença par le priver de vaisselle et lui servit à manger dans une méchante écuelle grossièrement taillée dans du bois. Puis elle décida de le servir à part dans un coin comme on le ferait pour un chien. Un jour, elle dit à son homme :
– « Va et construit dans le jardin, une cabane ! »
– « Pourquoi faire ? demanda le paysan»
– « C’est pour y loger ton père car je ne puis souffrir sa présence dans la maison. »
L’homme protesta et l’enfant pleura mais rien n’y fit contre la dureté du cœur de la maman. Dans un coin du jardin, on planta une petite cabane en bois.Le vieil homme quitta la maison qu’il avait bâtie lui-même, pierre par pierre et alla terminer ses jours dans une sordide baraque dressée par les soins de son propre enfant. Le vieux accepta son sort avec la placidité du poids des ans. L’enfant vécu auprès du grand-père avec tout l’amour que lui dictait son jeune cœur.
Un jour, la mère chercha partout le garçon et le trouva occupé passionnément à un ouvrage. Il creusait dans un bout de bois une écuelle pour la poser à côté de celle qui avait servi au grand-père.
–« Ah ! Te voilà ! Je t’ai cherché partout ! »
– « J’étais là ! »
– « Que fais-tu avec cet objet-là ? »
– « Une écuelle pour toi ! »
– « Une écuelle pour moi ! »
– « Oui et l’autre pour mon père. J’ai mis de l’ordre dans la cabane pour vous y installer quand vous serez bien vieux comme grand-père. »
L’enfant avait bien appris la leçon et la reproduisait parfaitement. La mère eut une douleur qui lui transperça le coeur. Le père lui, reconnut sa faiblesse et accepta d’expier :
– « C’est bien ce que nous avons fait à mon père ! Notre fils est là pour nous le rappeler. »
– « Que peut-on faire pour réparer nos tords ? »
– « Prier pour que notre fils et sa femme soient plus cléments que nous n’avons pu l’être avec mon père. »
Source : Contes du terroir Algérien – Editions Dalimen
Illustration : frères Grimm/Le vieux grand-père et le petit-fils – BABZMAN
ZAHRAT ECCHIFA – LA ROSE QUI GUERIT
Une femme avait deux enfants, tous deux très intelligents, courageux et toujours prêts à rendre service. La fille était bien jolie. Le garçon était aimé de tous. Un jour, leur mère tomba gravement malade et les fit venir à son chevet pour leur dire :
–« Mes enfants ! Je sens mes forces me quitter. Je crois que je vais mourir ! »
–« Ah ! Mère, que pouvons-nous faire pour te guérir ? »
-« Ne pleurez pas, mes enfants, il y a un moyen pour me rendre la santé. Au sud du pays, dans le grand désert, se trouve un château et dans ce château fleurit une rose qui guérit. Celui ou celle qui cueille cette fleur ne doit plus jamais craindre ni la mort ni la maladie et ceci est valable pour lui et pour les siens. Je ne sais pas si vous pourrez la trouver. »
Les enfants décidèrent sur le champ de trouver la rose qui guérit et partirent vers le sud Ils marchèrent, marchèrent et marchèrent encore. Fatigués, ils s’assirent au pied d’un grand arbre pour manger et reprendre des forces. Ils sortirent de leur besace, les provisions qu’ils avaient emportées pour un long voyage. Ils mangeaient lorsqu’ils aperçurent une veille femme qui les regardait avec envie. La fille qui était la gentillesse même, proposa à la vieille de partager leur repas.
-« Ce n’est pas de refus , dit la femme. Cela fait trois jours que je n’ai rien mangé. »
Le repas terminé, la vieille se leva :
-« Je n’ai jamais fait un aussi bon repas et je tiens à vous en remercier. Tenez, prenez ce sifflet. Lorsque vous sifflerez une fois, vos ennemis se retrouveront figés sur place. Lorsque vous sifflerez deux fois, les gens se lèveront et danserons tant que vous le voudrez et si vous sifflez trois fois, une table garnis de mets les plus fins sera dressée pour vous. »
La nuit venue, le garçon grimpa à un de ces vieux arbres de la savane et découvrit à l’horizon, une lueur. Les enfants se dirigèrent alors, vers cette lumière et arrivèrent bientôt à proximité d’une cabane. Lorsqu’ils en ouvrirent la porte, ils trouvèrent une famille nombreuse assise autour d’une table. Le père se leva et leur dit :
-« Si vous vous contentez de notre humble demeure et de notre modeste repas, vous êtes les bienvenus. »
Il installa les enfants à la meilleure place. Le garçon siffla trois fois dans son sifflet et la table se couvrit de plats succulents, servis dans de la vaisselle d’argent. Tout le monde mangea à satiété en remerciant Dieu par une fervente prière.
Le lendemain matin, au moment de prendre congé, les deux enfants demandèrent au vieil homme de leur indiquer le chemin qui mène au château où pousse une rose qui guérit (Zahrat echiffa ).
-« J’ai entendu parler de ce château, dit l’homme. Un prince et une princesse y sont endormis. Ils ont été enfermés dans une tour par un magicien, il y a déjà bien longtemps. Vous ne pourrez cueillir la rose qui guérit qu’en les réveillant car ils sont les seuls à connaitre l’endroit ou la fleur se trouve. Je crains cependant qu’il ne soit impossible d’arriver jusqu’au château car vous devez traverser un domaine gardé par des géants. Si vous arrivez à les vaincre, vous vous trouverez aux portes du château avec un gardien pas commode. C’est lui qui possède la clé en or qui ouvre les portes des appartements des princes. Le gardien ne laisse plus sortir ceux qui y entrent et il les garde prisonniers jusqu’à la fin de leur vie. Les gens de la région connaissent l’histoire étrange du château et jamais ils ne s’y risqueraient. »
Fort de ses informations, les enfants remercièrent l’homme de l’acceuil et se mirent en route en direction du grand sud, là où s’étend une vaste mer de sable. Ils marchèrent pendant plusieurs jours et arrivèrent à l’orée d’une palmeraie. Ils avaient à peine fait quelques pas entre les palmiers qu’ils entendirent une vois plus forte qu’un grondement de tonnerre. Elle semblait provenir du haut des arbres. En levant la tête, les enfants aperçurent un géant plus haut que le plus haut des palmiers. Il tenait à la main une énorme massue.
-« Qui vous a permis d’entrer dans ces lieux ? dit le géant. »
Le garçon sortit son sifflet et siffla une fois. Le géant se trouva pétrifié, le bras levé. Il geignit et cria tant et si bien que ses frères ne tardèrent pas à arriver à son secours. Le garçon siffla une nouvelle fois et tous les géants s’immobilisèrent et devinrent des statues de marbre. Les enfants traversèrent l’oasis sans difficulté et arrivèrent aux portes d’un immense ksar. Il frappèrent et un petit homme tout rabougri, vient leur ouvrir
-« Que voulez-vous, demanda la créature ? »
-« Nous voulons entrer dans le château de la rose qui guérit, dirent les enfants. »
-« Ah ! Ah ! Ah ! Ricana le gnome. »
Le petit homme au teint verdâtre se retira pour laisser passer les enfants.
–« Mais entrez donc, leur dit-ils sur un ton doucereux. »
Dès qu’ils furent à l’intérieur, la lourde porte se referma avec fracas et les deux enfants se regardèrent, effrayés.
-« Avancez, leur ordonna l’homme au masque de cire. »
Ils traversèrent de nombreux couloirs, sinueux puis pénétrèrent dans une salle immense au plafond en arcade décorées. D’innombrables chandeliers éclairaient le lieu.
-« Je suis le seigneur de ce château. Il faut que vous sachiez que ceux qui pénètrent ici, n’en ressortent jamais plus. Vous serez désormais mes esclaves et vous me servirez. »
Les enfants acquiescèrent tout en ne quittant pas des yeux la clé en or suspendue au mur. Le sorcier, car c’était un sorcier, se rendit compte de l’intérêt que les enfants portaient à la clé et les avertit :
-« C’est la clé qui ouvre les appartements où se trouve la rose qui guérit. Si l’un de vous deux, touche à cette clé, vous serez puni de mort. »
Lorsque le soir vint, de nombreux esclaves servirent le sorcier. Mais ce dernier préféra être servi par les enfants.
-« Versez-moi à boire et désossez ma viande. J’exige que vous obéissiez à tous mes ordres. A la moindre désobéissance, je vous tue. »
Les enfants s’exécutèrent mais ne perdirent pas de vue la clé en or. Dès que le maitre des leiux commença à manger, le garçon sortit son sifflet et siffla une seule fois. L’homme se pétrifia aussitôt, le bras à hauteur de sa bouche, une cuisse de poulet à la main. Il se mit à hurler mais personne ne vint à son secours : tous les esclaves étaient transformés en statut. Il vociférait :
-« Maudits enfants, vous aurez le plus terrible des châtiments. »
Le garçon siffla deux fois et le magicien se mit alors à gesticuler dans tous les sens, exécutant une étrange danse, en mangeant voracement. Les esclaves firent autant. Subtilement il sauta très haut et retomba inanimé.
Les enfants délivrèrent tous les esclaves. Ils prirent la clé et ouvrirent la porte des appartements qui menait à la rose qui guérit . Ils furent émerveillés par la beauté des lieux. Les pièces dans lesquelles ils pénétrèrent, étaient décorées d’objets fabuleux, de meubles et de tapis rares. Dans la toute dernière salle, ils trouvèrent un jeune homme et une jeune fille endormis sur des lits en or. Chose curieuse, ils ressemblaient étrangement au xvisiteurs. Ils étaient tous deux très beaux. Il essayèrent de les réveiller sans succès. La fille suggéra à son frère d’utiliser le sifflet. Deux coup de sifflet, réveillèrent le prince et la princesse qui se mirent à exécuter une gracieuse danse.
Les enfants leur racontèrent l’histoire de leur présence au château et les princes firent autant en leur apprenant que le méchant magicien avait tué leur père et les tenaient prisonniers dans le château après les avoirs endormis.
-« Il voulait que nous lui révélions l’endroit où se trouvait la rose qui guérit, dit le prince. »
-« Ne craignez rien ! leur dit le garçon, il ne peut plus vous faire de mal à présent. »
C’est alors qu’une chose extraordinaire se passa. La jeune princesse prit la main du garçon et aussitôt entre ses doigts, une rose d’une beauté exceptionnelle se mit à pousser.
-« Vous nous avez délivrés et vous avez sauvé nos vies, dirent les princes, cette rose est pour vous. Nous sommes certains que vous en ferez bon usage. »
Les enfants n’avaient jamais rien vu d’aussi beau. Ils pensèrent alors à leur mère malade qui attendait le miraculeux remède. Ils quittèrent le château et rentrèrent au village. La mère guérit dès qu’elle vit la rose. Elle retrouva sa santé et sa jeunesse. La fille épousa le prince et le garçon fit de la princesse son épouse. Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants.
La vieille mendiante qui avait partagé leur premier repas de voyage, n’était autre que la reine qui était à la recherche de ses enfants. Un sage lui avait donné le pouvoir de se transformer en mendiante et lui avait prédit de rencontrer les deux enfants à la recherche de la rose, seuls capable de retrouver les princes prisonniers du maléfice du terrible magicien.
Source : Conte du terroir Algérien – Editions Dalimen – BABZMAN
Illustration : © Disney
AUBEPIN et L’ARGENTE
C’est une longue aventure qui attend une jeune fille. Elle traverse de nombreuses épreuves, y compris quand elle est devenue femme. Nous vous laissons découvrir cette histoire pleine de rebondissements étranges, où l’on trouvera des bêtes fauves cruelles, un frère qui se laisse malheureusement influencer par sa femme, un fils exemplaire… et une mise en abîme du conte lui-même qui devient magique….
Il était une fois un homme qui aimait passionnément la chasse. Dès le point du jour il s’en allait dans la forêt à la poursuite du gibier et ne rentrait qu’à la tombée de la nuit. Il prit un jour un perdreau vivant, qu’il ramena à la maison et confia à sa femme en lui disant :
Prends bien soin de cet oiseau et surtout veille à ce qu’il ne s’envole pas. Au printemps, je m’en servirai d’appât pour attirer les perdrix.
L’homme et la femme n’avaient qu’une fille. Comme elle s’ennuyait d’être toujours seule à la maison, elle demanda à sa mère de lui donner le perdreau pour jouer avec lui. La mère d’abord refusa, puis devant les pleurs et les prières de sa fille, finit céder, mais avec force recommandations.
- Attache-lui à la patte une longue ficelle, ferme toutes les issues pour que le perdreau ne puisse pas s’échapper, car, si tu le perds, ton père nous chassera de la maison toutes les deux.
La petite fille promit de veiller très soigneusement sur le perdreau. Chaque matin elle le sortait de sa cage, s’enfermait avec lui dans une pièce et jouait jusqu’à ce qu’elle fut fatiguée. Un soir qu’elle venait pendant toute la journée de le taire courir, danser, voleter au bout de sa ficelle, une soif ardente s’empara d’elle. Elle ouvrit la porte pour aller boire et frrr !… le perdreau s’engouffra dans l’issue qu’on lui avait ménagée et s’envola d’un trait, emportant la ficelle avec lui.
Le soir, quand le chasseur rentra, sa femme lui servit à dîner, et il s’apprêtait à aller dormir quand il s’avisa que le perdreau n’était plus à la place où il le trouvait ordinairement :
- Vous avez changé l’oiseau de place ? demanda-t-il ?
Sa femme resta figée de peur.
- Eh bien, dit-il, qu’est-ce que tu as fais du perdreau ? Je ne le vois pas.
Elle dut lui avouer la vérité.
- Quoi ? s’écria le chasseur, furieux, je t’avais bien recommandé…
- Ta fille avait soif, elle n’a ouvert la porte qu’un tout petit instant… Elle a ouvert la porte, mais c’est toi qui lui as donné le perdreau. Puisque c’est ainsi, vous allez partir les deux à sa recherche toutes les deux et vous ne rentrerez que quand vous l’aurez retrouvé.
La femme eut beau pleurer, prier, le mari ne voulut rien entendre.
- Vous allez sortir tout de suite !
- Dehors il fait nuit. Où irons-nous ? Nous ne connaissons pas le pays, ta fille ni moi. Demain dès le point du jour…
- Non, cria le chasseur, maintenant !
La femme réveilla sa fille ; elle enferma vite quelques maigres provisions dans un nouet et elles partirent dans la nuit. Elles marchèrent longtemps dans la forêt. Elles suivaient les chemins tracés, de peur le tomber sur des bêtes sauvages, mais elles ne virent de perdreau nulle part à cette heure de la nuit. À la fin elles entrèrent dans un maquis épais, où elles rencontrèrent une hase affairée.
- Que faites-vous à cette heure dans la forêt, s’étonna la hase ?
- Nous cherchons un perdreau que nous avons perdu, dit la mère.
- Malheureuses ! Vous êtes ici dans la demeure des fauves. Ils sont tous à chasser dans la forêt. C’est aujourd’hui mon tour de garder leur repère. Mais c’est bientôt l’aube, ils vont rentrer et s’ils vous trouvent ici, ils vous mangeront.
- Fuyons ! cria la fille.
- II est trop tard, dit la hase. Où iriez-vous ? Les animaux sont déjà sur le chemin du retour et vous allez sûrement les rencontrer.
– Quoi faire alors ? demanda la mère.
– Vous voyez cet arbre ? dit la hase. Il est haut et touffu. Vous allez monter et vous cacher dans le feuillage le plus haut que vous pourrez. Vous y resterez tout le jour. A la nuit tombée les animaux vont sortir. Vous descendrez et vous fuirez d’ici.
La mère et la fille montèrent jusqu’au faîte de l’arbre. Elles s’y installèrent le plus commodément qu’elles purent, la fille au-dessus de sa mère. Bientôt des rugissements, des cris, des sifflements, des bruits de branches cassées annoncèrent le retour des fauves. À mesure qu’ils arrivaient, ils allaient s’installer chacun dans son coin pour le reste de la journée. Le lion rentra le dernier.
- Hum ! dit-il, cela sent la chair fraîche.
- Pendant que vous étiez absents, dit la hase, je me suis préparé un léger repas, je viens juste de finir.
Les fauves s’endormirent. Au haut de l’arbre, la femme était morte de peur. La petite fille n’arrêtait pas de pleurer, tant qu’à la fin une larme tomba sur la moustache du lion.
Enfants, rugit-il, il y a quelqu’un dans l’arbre. Je viens de recevoir une goutte sur la lèvre.
C’est la pluie, dit la hase.
Fourmi, dit le lion, monte voir dans l’arbre.
La fourmi monta. Au haut de l’arbre elle rencontra la jambe de la femme et la mordit. La mère l’écrasa, de peur que la fourmi n’aille piquer sa fille et ne lui arrache un cri de douleur.
La petite continuait de pleurer et de nouveau une larme tomba, cette fois sur le front du tigre, qui cria :
Enfants, cet arbre est habité. Une goutte vient de me tomber sur le front.
C’est le temps qui est couvert, dit la hase, il tombe quelques gouttes de pluie.
Chacal dit le lion, sors voir quel temps il fait.
Le chacal revint bientôt.
Alors ? demanda le lion.
Il fait un temps superbe, dit le chacal et la lune éclaire comme en plein jour.
Serpent, ordonna le lion, monte dans l’arbre
Le serpent ondula le long du tronc, puis, de branche en branche, arriva jusqu’au faîte. Il buta sur la jambe de la femme et la piqua. Un hurlement s’éleva aussitôt, puis le corps de la mère vint s’affaler lourdement par terre. Les fauves se précipitèrent, le déchiquetèrent en un rien de temps et se partagèrent les morceaux pour les dévorer. Dans le ventre de la femme ils trouvèrent un bébé, que la hase aussitôt revendiqua pour sa part :
Je n’ai plus de dents, dit-elle, je ne pourrais mâcher que la chair tendre du bébé.
Le lion le lui laissa et elle l’étendit dans un coin, sur un lit d’herbes, avec ce qui restait des os de la mère.
Je le mangerai cette nuit, dit-elle, quand vous serez partis.
Le soir venu, les fauves commencèrent à se lever de leur sommeil et, les uns après les autres, à sortir de nouveau à la recherche de gibier dans la forêt. Avant de partir, il leur fallait établir le tour de garde de ce jour-là.
Aujourd’hui, dit la hase, je suis fatiguée, je veux bien vous garder la maison aujourd’hui encore, de toute façon, j’ai de quoi manger pour toute la journée.
Les animaux se dispersèrent. Quand le dernier eut disparu, la hase rassembla ce qui restait des os de la mère, en retira la moelle qu’elle mit dans des tubes de roseau. Puis elle se tourna vers la fille :
Descends, malheureuse, lui dit-elle
La fille descendit, les yeux exorbités par l’épouvante et tout rouges d’insomnies. La hase lui tendit le bébé.
Voici ton frère, lui dit-elle. Emporte-le, prends bien soin de lui, élève-le jusqu’à ce qu’il devienne grand et puisse te venir en aide.
Comment le nourrirai-je ? demanda la fille.
Prends ces tubes. Dedans il y a la moelle de ta mère. Chaque fois que ton frère pleurera, trempe ton doigt dans la moelle et donne-le-lui à sucer. Quand il n’y aura plus de moelle, tu trouveras bien du lait. Et maintenant va, sauve-toi et ne reviens plus jamais dans ces parages.
La petite fille prit le bébé, les roseaux et, aussi vite que ses jambes pouvaient courir, s’enfuit. Quand son frère pleurait, elle trempait son doigt dans la moelle et le lui faisait téter. Elle se demanda quel nom elle allait lui donner et, se rappelant que l’antre des fauves où elle l’avait recueilli était au milieu d’un dense maquis d’aubépines, elle l’appela Aubépin.
Elle erra longtemps de pays en pays, puis un jour arriva dans un village où les habitants, touchés par son malheur, lui offrirent l’hospitalité. Ils lui accordèrent une petite chaumière avec un jardin qu’elle pouvait cultiver pour vivre. Elle était tout heureuse d’avoir enfin trouvé un foyer et de quoi subsister. Puis les années passèrent et elle devint une belle jeune fille. Beaucoup de jeunes gens vinrent la demander en mariage, mais elle ne vouait pas quitter Aubépin avant qu’il fût en âge de ne plus avoir besoin d’elle.
Un jour, qu’elle piochait dans son jardin, elle heurta de sa binette un objet dur qui faillit la lui casser. Elle creusa tout autour et, au bout d’un instant, déterra un petit pot, empli à ras bord de pièces d’or et d’argent. Elle en fut tout heureuse et le rapporta à la maison.
Le soir après qu’ils eurent dîné :
Mon frère, dit-elle, si on te donnait cent pièces d’or, qu’en ferais-tu ?
J’achèterais des billes, des toupies ; je me ferais des fusils de bambou…
Las ! pensa la fille, mon frère est encore bien jeune.
Elle attendit un an ou deux puis un jour posa à son frère la même question :
J’achèterais un beau cheval, dit Aubépin, et tout le jour je caracolerais.
Mon frère grandit, se dit la jeune fille.
Plusieurs mois après, elle demanda de nouveau :
Mon frère, si l’on te donnait cent pièces d’or…
J’achèterais une belle maison avec un beau jardin. Puis je me marierais et ma femme et toi travailleriez dans le jardin.
Dieu merci, s’écria-t-elle, maintenant, mon frère, tu es un homme !
Elle alla dans un coin de la maison et revint bientôt avec un petit pot, dont elle souleva le couvercle : les pièces parurent, blanches et jaunes, toutes luisantes au soleil ; il y en avait beaucoup plus de cent.
Aubépin n’en croyait pas ses yeux. Sa sœur lui apprit comment elle avait trouvé le petit pot. Puis il se mit en quête d’une maison plus spacieuse et plus belle que la pauvre chaumière où ils habitaient tous les deux. Peu de temps après, il choisit une fiancée dans les environs et donna une fête splendide pour son mariage.
Ils vécurent tous les trois heureux dans leur nouvelle et grande maison. Mais la nouvelle mariée, voyant que sa belle-sœur était beaucoup plus belle qu’elle, et que, du reste, Aubépin continuait d’aimer tendrement sa sœur, en tomba follement jalouse. Elle chercha dès lors un moyen de la séparer de son frère, et si possible de la bannir à jamais.
Un jour qu’elles étaient allées couper du bois dans la forêt, la femme d’Aubépin trouva sept œufs de serpent, qui n’étaient pas encore éclos, et les ramena à la maison. Elle en fit une omelette, en prépara une autre de sept œufs de poule et invita sa belle-sœur à venir manger avec elle. Elle lui servit l’omelette aux œufs de serpent, mangea elle-même de l’autre et attendit. Au bout de quelque temps les œufs éclosent dans le ventre de la jeune fille. Les serpents grandirent et bientôt commencèrent à y mener un beau charivari. La jeune mariée n’attendait que cela.
Au comble de la joie, elle alla trouver son mari :
Ta sœur va avoir un enfant, lui dit-elle.
Impossible ! dit Aubépin.
Si tu ne me crois pas, dit la jeune femme, tu peux t’en assurer toi-même.
Comment cela ?
En mettant la tête sur les genoux de ta sœur et en écoutant.
Le lendemain, en rentrant de la forêt où il était allé chasser, Aubépin prétexta une grande fatigue. Il s’allongea pour se reposer et demanda à sa sœur de s’asseoir près de lui, pour qu’il pût mettre la tête sur ses genoux. La jeune fille, confiante, s’approcha. Aussitôt aux oreilles d’Aubépin parvinrent les bruits de la sarabande que les serpents menaient dans le ventre de sa sœur.
Il en resta stupéfait et, au bout d’un instant, alla trouver sa femme.
Je ne l’aurais jamais cru, dit-il.
Sa femme fit mine d’être très attristée : –
Que deviendrons-nous quand les villageois s’en apercevront ? Tu ne pourras plus sortir sur la place.
Quoi faire ? demanda Aubépin.
Il faut se débarrasser d’elle.
Jamais ! s’écria-t-il. C’est elle qui m’a sauvé des bêtes féroces, elle qui m’a élevé, soigné, nourri jusqu’à ce que je devienne un homme. Sans elle je ne t’aurais jamais épousée.
Alors c’est nous qui devons partir.
Où irions-nous ?
Il y a pourtant un moyen très simple, dit-elle perfidement.
Lequel ?
Tu vas partir avec elle dans la forêt et l’y abandonner. Quelqu’un, c’est sûr, la recueillera.
Le lendemain, Aubépin réveilla sa femme et sa sœur de bonne heure et leur dit qu’ils allaient couper du bois dans la forêt, pour leur provision d’hiver, pendant toute la journée. Il prit les haches, les cordes, les cognées, un maillet, une calebasse et, suivi de sa chienne, qu’il tenait en laisse, se dirigea vers les bois. Dès qu’ils furent arrivés, il s’installa dans un endroit avec sa femme, en indiqua un autre à sa sœur un peu plus loin.
Tu vas couper dans ce fourré, lui dit-il. Dès que nous aurons fini de l’autre côté, je t’appellerai et nous remonterons au village.
La jeune fille resta tout le jour à débiter du bois dans son coin. Au loin, elle entendait les jappements de la chienne d’Aubépin et les coups de sa cognée contre les troncs d’arbres. Le soleil bientôt se coucha, mais Aubépin frappait toujours. « Mon frère et sa femme veulent faire en un jour la provision pour tout l’hiver », pensa la jeune fille. Puis la nuit commença à tomber et elle se mit à appeler : « Aubépin ! Aubépin ! », mais le fourré était trop dense et Aubépin n’entendait pas.
Elle était en train d’appeler quand, de l’autre côté du fourré lui parvint un bruit de sabots sur le sol et un cavalier parut, monté sur un cheval noir :
Qui que tu sois, dit-il, je te conjure, laisse-moi passer. Il se fait tard et mes enfants m’attendent.
Je suis une créature comme toi, dit la jeune fille.
En ce cas, dit le cavalier, que fais-tu seule à cette heure dans la forêt ? Dans un instant les animaux des bois vont sortir et ils te mangeront.
Mon frère et sa femme coupent du bois tout près d’ici. Tu as dû les rencontrer sur ton chemin.
Tout près d’ici, sur mon chemin, je n’ai rien rencontré… qu’une chienne qui jappe à rendre l’âme.
C’est celle de mon frère. Ces coups que tu entends sont ceux de sa hache. Va, cavalier, passe ton chemin et me laisse. Mon frère bientôt viendra me prendre et nous rentrerons au village.
Le cavalier s’éloigna. Peu de temps après en parut un autre, qui posa les mêmes questions à la jeune fille. Elle lui fit les mêmes réponses. La nuit maintenant était noire et il était temps de rentrer. Quand le troisième passa, la sœur d’Aubépin sursauta ; elle percevait à peine la silhouette dans l’obscurité.
Qui que tu sois, dit-il, dis-moi qui tu es.
Une créature comme toi.
Et que fais-tu si tard au milieu des bois ?
Tu le vois bien, je coupe du bois.
Seule ?
Je ne suis pas seule : mon frère et sa femme sont ici près de moi, qui coupent du bois eux aussi, pour notre provision d’hiver. Ne les entends-tu pas ?
Malheureuse ! Il n’y a personne près de toi, qu’une chienne qui jappe, attachée à un tronc d’arbre. Je suis le dernier homme qui passe aujourd’hui sur ce chemin.
La jeune fille cette fois eut peur. Elle appela encore une fois « Aubépin ! Aubépin ! », mais seul l’écho de sa voix lui revient, mêlé aux aboiements affolés de la chienne et aux chocs sourds de la cognée d’Aubépin sur les souches.
Elle pria le cavalier de la suivre dans la clairière où son frère devait se trouver. Ils y allèrent, mais, à l’endroit où elle l’avait laissé, il n’y avait personne que la chienne, qui tirait frénétiquement sur sa laisse, et, pendus aux branches d’un arbre, le maillet et la calebasse que le vent entrechoquait, et… elle comprit. Aubépin et sa femme l’avaient abandonnée dans les bois. Tout cela était un stratagème, qu’ils avaient imaginé pour se débarrasser d’elle. Ils avaient attaché la chienne au tronc de l’arbre exprès, exprès ils avaient pendu le maillet et la calebasse au vent de la forêt : ce qu’elle prenait pour des bruits de cognée était le choc des deux, quand la bise les agitait.
Je suis perdue, dit-elle
Si tu veux, dit le cavalier, tu passeras cette nuit dans ma maison. Demain, quand il fera jour, tu iras où bon te semblera.
La jeune fille pensa que, dans son malheur, c’était encore une chance pour elle que le cavalier voulût bien la recueillir pour la nuit, et elle monta en croupe derrière lui. Quand ils arrivèrent, elle descendit et l’homme vit que la femme qu’il venait de sauver des bois était d’une beauté merveilleuse. Il lui fit raconter son histoire. Elle redit tout, depuis le jour lointain où, jouant avec un perdreau, elle l’avait laissé s’envoler.
Les œufs de serpent, dit-elle, ont éclos dans mon ventre. Mon frère me croit enceinte et, pour cela, il m’a menée me perdre dans les bois. C’est là que vous m’avez trouvée.
Le cavalier était à la fois touché et intrigué. Comme il était peu probable que la femme voulût retourner en son pays, après ce qui venait de lui arriver, il aurait voulu l’épouser, mais il fallait d’abord la débarrasser des serpents qui vivaient dans son ventre et il ne savait comment s’y prendre. Aussi alla-t-il consulter le sage du village.
Eh bien, dit le vieillard, voilà comment tu vas procéder. Tu iras au marché acheter une grande quantité de viande et tu la saleras abondamment. Donne-la à manger à cette femme, jusqu’à ce qu’elle en soit rassasiée. Elle aura soif. Refuse-lui toute eau pendant trois jours. Le quatrième prends-la, pends-la par les pieds à la plus haute poutre du toit. Par terre, juste au-dessous d’elle, pose un grand plat de bois, empli d’eau. Puis tiens un couteau d’une main et une badine de l’autre. À l’aide de la badine agite l’eau, de façon qu’on l’entende glouglouter, puis tiens ton couteau ouvert et attends.
L’homme fit comme le sage avait dit. Il acheta la viande, la sala, la grilla, puis la donna à la jeune fille, qui en mangea jusqu’à n’en pouvoir plus. Une soif intense s’empara d’elle, mais elle demanda en vain à boire pendant trois jours. Le quatrième le cavalier la pendit par les pieds, emplit d’eau un plat de bois, qu’il plaça juste au-dessous d’elle, puis à l’aide d’une badine se mit à donner de petits coups dans l’eau. Le bruit cristallin et frais se répandait dans toute la pièce. Les serpents, altérés, commencèrent à mener un grand vacarme ; ils cherchaient tous à se précipiter vers le bas, pour boire. À mesure qu’ils apparaissaient, un bref coup de couteau les tailladait ; les morceaux palpitants tombaient dans le plat avec un bruit flasque. Quand le septième et dernier serpent fut sorti, le cavalier détacha la jeune fille, qui n’en pouvait plus. Pendant plusieurs jours encore il s’occupa de la soigner, car le long séjour des serpents dans son ventre l’avait vidée de toute force. Au bout de quelques jours, voyant qu’elle était remise, il lui demanda :
Maintenant que te voilà rétablie, que veux-tu faire ? Veux-tu retourner dans ton pays ou préfères-tu rester ici ?
Dans mon pays ? dit-elle. Je n’en ai plus : mon frère et sa femme m’ont abandonnée dans la forêt. Dans ce cas, dit le cavalier, veux-tu m’épouser ?
La jeune fille, heureuse d’avoir été tout à la fois sauvée des bêtes et débarrassée des serpents qui vivaient dans son ventre, y consentit. Elle épousa le cavalier et ils vécurent heureux plusieurs mois. Puis elle mit au monde un garçon, qui lui ressemblait à s’y méprendre.
Quel nom lui donnerons-nous ? lui demanda son mari. J’ai appelé mon frère Aubépin parce qu’il est né parmi les aubépines. Celui-ci, nous allons l’appeler « l’Argenté », parce qu’il naît dans la richesse
Les années passaient et, quoiqu’elle n’entendît plus parler d’Aubépin et de sa femme, par moments un violent désir de les revoir la prenait, son frère surtout, parce qu’elle avait passé toute sa vie avec lui et qu’elle n’était pas sûre qu’avec son épouse il fût entièrement heureux. Son enfant, entre-temps, avait grandi. Il sortait maintenant tous les jours sur la place pour jouer avec les camarades de son âge. Il était vigoureux et beau et il ne manquait de rien.
Un jour, pourtant, sa mère le vit revenir à la maison tout en larmes.
Pourquoi pleures-tu ? lui demanda-t-elle.
Les enfants se moquent de moi, dit-il. Ils parlent tous de leurs oncles maternels ; ils disent qu’ils vont leur rendre visite, et moi, tu ne m’y as jamais emmené.
Le cœur de la jeune femme frissonna, car c’était ce qu’elle-même désirait depuis longtemps.
Ce soir, dit-elle, quand ton père rentrera, demande-lui de te laisser aller avec moi chez tes oncles. S’il refuse, insiste et pleure jusqu’à ce qu’il te l’accorde.
Dès qu’ils furent assis à dîner, le soir :
Père, dit l’enfant, je voudrais aller chez mes oncles maternels.
Tes oncles maternels, s’étonna le père ? Mais… tu n’en as jamais eu : j’ai rencontré ta mère dans les bois.
L’Argenté se mit à geindre :
Tous les enfants vont rendre visite à leurs oncles. Moi aussi, je veux y aller avec ma mère.
Très bien ! dit le père. Vous voulez y aller ? Eh bien, allez-y, mais je vous avertis : vous irez seuls ; moi, je ne viendrai pas chez tes oncles, parce que je sais que tes oncles, ce sont les bêtes des bois.
Néanmoins, le lendemain, la mère fit mettre à son fils ses plus beaux habits de fête, puis elle lui jeta des haillons par-dessus. L’Argenté allait protester.
- Sois tranquille, lui dit-elle, dès que nous serons arrivés, je t’enlèverai ton manteau sale et tu paraîtras dans tes beaux habits devant ton oncle.
L’Argenté se calma d’autant plus vite qu’il vit sa mère se couvrir elle aussi de laides guenilles sur les robes magnifiques qu’elle avait d’abord revêtues. Le père les vit prendre le chemin de la forêt par où sa femme était jadis arrivée, et bientôt ils disparurent. Ils marchèrent longtemps. De temps en temps ils demandaient à d’autres voyageurs leur chemin. Vers le soir ils arrivèrent enfin dans un pays que la mère reconnaissait. Ils s’arrêtèrent.
Nous allons bientôt être chez tes oncles, dit la jeune femme à son fils. Alors écoute-moi bien. Il y a bien longtemps que je n’ai pas vu mon frère : je ne sais seulement pas s’il va me reconnaître. Quant à toi, il ne te connaît même pas. Alors, voilà ce que nous allons faire : nous allons nous présenter chez lui comme des mendiants. Si ton oncle me reconnaît et qu’il nous accueille, nous allons enlever ces vieilles loques et paraître avec nos beaux habits…
Et s’il t’a oubliée ? C’est ici que tu dois faire attention. Je lui demanderai de nous laisser passer la nuit dans sa maison, comme des mendiants. Dès que nous serons installés, tu me demanderas de te dire un conte. Je ferai semblant de refuser. Insiste jusqu’à ce que j’accepte.
Elle tira de son ballot une vieille sébile de bois, coupa dans un arbre un gros bâton noueux et ils entrèrent au village. Ils allèrent ainsi de porte en porte. La jeune femme tournait aisément dans les venelles, comme si elle les avait quittées de la veille. Elle retrouvait presque toutes les femmes, à peine un peu vieillies, qui venaient lui porter du couscous, de la galette, de l’huile, mais sous ses vieilles guenilles de mendiante, aucune d’elles ne la reconnaissait. Quand elle arriva devant la demeure d’Aubépin, son cœur se mit à battre. L’aspect extérieur n’avait pas changé… c’était bien la grande maison qu’ils avaient achetée, avec l’argent qu’elle avait trouvé dans le jardin. De l’intérieur lui parvenaient des voix d’enfants qui jouaient.
Elle rassembla son courage :
Pour l’amour de Dieu ! cria-t-elle, aussi fort qu’elle put, pour couvrir la voix des enfants.
Attends un peu ! dit une femme de l’intérieur.
La mère reconnut la voix de sa belle-sœur. Peu après une petite fille sortit, avec une pleine assiettée de couscous. Dieu vous le rende ! dit la mère.
La petite fille allait partir.
Vous habitez une grande maison, dit la mère. Demande à tes parents si nous pouvons passer la nuit mon fils et moi. Nous ne savons pas où aller.
Va ton chemin, mendiante, dit la voix de la belle-sœur. Nous t’avons donné à manger, mais nous n’avons pas de place pour toi dans la maison.
Rien qu’une nuit, dit la mère… pour l’amour de Dieu ! Il fait sombre, mon fils est tout jeune, il a froid et nous ne connaissons personne. Faites-nous une toute petite place, même dans le hall, s’il vous plaît. Demain, avant même que vous soyez réveillés, nous serons partis.
La voix d’Aubépin enfin s’éleva :
- Laisse la mendiante et son fils passer la nuit dans la maison. Ils ne nous gêneront pas.
On les fit entrer. La mère jeta un regard rapide sur Aubépin : il n’avait pas beaucoup changé. Lui-même la regarda à peine : elle dissimulait son visage le plus possible, afin de ne pas être tout de suite reconnue.
Ils mangèrent le couscous que la petite fille venait de leur apporter, puis :
Mère, dit l’Argenté, raconte-moi une histoire.
Une histoire ! cria la jeune femme, apparemment très irritée. Il ne nous manque plus que cela ! Les histoires, nous sommes dedans jusqu’au cou tous les deux, et tu veux encore que je te raconte celle des autres ?
Mais aujourd’hui, pleura l’Argenté, nous avons bien mangé, bien bu ; nous allons dormir dans une belle maison. Je veux une histoire. Tu n’as pas honte de parler ainsi devant ces bonnes gens, qui ont bien voulu nous héberger cette nuit !
Les enfants d’Aubépin vinrent dans le hall en criant :
S’il te plaît, vieille mère, raconte-nous une histoire avant de dormir. Mais peut-être que vos parents sont fatigués ?
Si tu connais des contes, dit Aubépin, dis-les aux enfants, cela va leur faire plaisir.
J’en connais un, qui est un peu long, dit la mère.
Nous avons tout le temps, fit Aubépin.
Mettez-vous devant moi, dit aux enfants la mendiante, qui tournait le dos à la pièce où se tenaient leurs parents.
Et elle commença : « kane makane fi khir zamane! »
Les enfants étaient agglutinés autour d’elle. Aubépin et sa femme, restés dans la pièce, faisaient semblant de ne pas écouter, mais ils entendaient tout. La mère s’adressait à son fils, parce que c’est lui qui avait demandé un conte :
« Argenté, Argenté, mon enfant, Il était une fois un chasseur qui aimait passionnément la chasse et, un jour, rapporta un perdreau, qu’il confia à sa femme en lui recommandant de ne pas le laisser s’envoler. Mais leur fille, en jouant avec l’oiseau, le laissa s’échapper et le père les chassa toutes les deux de la maison. »
« Argenté, Argenté, mon enfant, dans la forêt les animaux sauvages dépecèrent la femme, et la petite fille partit par les chemins, avec le bébé qu’on avait trouvé dans le ventre de sa mère. Quand son frère fut grand il se maria. »
Tout en contant, la mère jetait de temps à autre un coup d’œil dans la pièce et, à mesure qu’elle parlait, elle voyait son frère et sa belle-sœur s’enfoncer peu à peu dans la terre : jusqu’aux chevilles, aux mollets, aux genoux, aux cuisses. Ils étaient maintenant engloutis jusqu’à la taille.
« Argenté, Argenté, mon enfant, mais sa belle-sœur, jalouse d’elle, lui donna à manger des œufs de serpent qui bientôt éclosent dans ventre et son frère la crut enceinte. »
La jeune femme regarda : la terre avait aspiré une partie du ventre.
« Argenté, Argenté, mon enfant, ils allèrent dans les bois avec elle et l’y abandonnèrent au milieu des fauves, avec une chienne qui jappait, un maillet et une calebasse qui s’entrechoquaient, et la nuit. »
« Argenté, Argenté, mon enfant, elle allait être dévorée si un cavalier qui passait ne l’avait recueillie et emmenée dans sa maison. Il réussit à faire sortir les serpents qu’elle portait dans son ventre et il l’épousa. »
La mère regarda à la dérobée derrière elle : d’Aubépin et de sa femme il ne restait que les têtes, qui émergeaient au-dessus du sol comme des courges rondes
« Argenté, Argenté, mon enfant, ils eurent un garçon qui grandit et, un jour, revint de la place en pleurant, parce que ses camarades allaient rendre visite à leurs oncles maternels, et lui n’en avait même jamais entendu parler. »
A cet instant la mère vit que les deux têtes avaient disparu : à la place il y avait des touffes de cheveux, les uns longs, les autres à côté plus courts. Elle sentit son cœur tressaillir. Elle se leva, agrippa la tête d’Aubépin par les cheveux et, de toutes ses forces, tira. Le corps d’abord résista, mais la jeune femme, tremblant de tous ses membres, ne lâcha pas prise. Bientôt la masse commença à céder. Le haut du crâne d’Aubépin, puis la tête, les épaules, le buste, la taille, les jambes, les genoux, les pieds enfin furent déterrés.
Quand Aubépin, livide et tout endolori, se dressa enfin devant elle, elle se précipita pour l’embrasser, puis elle alla chercher un maillet et, frappant à toute volée sur ce qui restait du corps de sa belle-sœur, l’enfonça à tout jamais dans la terre.
Par la suite elle fit venir son mari. Aubépin se remaria et ils vécurent très heureux dans leur pays.
BELLE COMME LA LUNE
L’on raconte qu’aux temps anciens, il était une jeune femme très belle, aussi belle que la lune. Et cette femme, les nuits de pleine lune, se fardait, peignait et parfumait ses longs cheveux, revêtait ses habits les plus riches, se parait de tous ses bijoux et sortait. Pour mieux découvrir le ciel, elle gagnait une hauteur. Et là, elle levait son visage resplendissant vers la lune et lui demandait :
– Qui de nous est la belle, Ô lune, qui de nous est la belle ?
Et la lune lui répondait :
– Toi et moi sommes également belles, mais la fille que tu portes en toi nous passera en beauté.
Et la jeune femme se lamentait et maudissait l’enfant qui était dans son sein. Pendant des mois, elle se tourna ainsi vers la lune pour lui demander :
– Qui de nous est la belle, ô lune, qui de nous est la belle ? Et chaque fois la lune répondait :
– Toi et moi sommes également belles, mais la fille que tu portes en toi nous passera en beauté.
Au terme de sa grossesse, elle mit au monde une fille à la chevelure d’or, une fille aussi belle que lune en plein ciel. On l’appela Jedjiga : Fleur. Chaque jour augmentait sa beauté. Les voisines disaient à sa mère :
– Certes, belle tu l’es. Mais la beauté de ta fille éclipsera la tienne.
Et la jeune femme, en entendant ses mots, sentait le poignard de la jalousie la transpercer. Elle se dit dans son cœur :
Lorsque cette enfant sera devenue adolescente, nul ne me regardera plus.
L’enfant avait huit ans. Elle était pleine de vie et de grâce. Sa mère lui dit un soir :
– Demain, nous mettrons sur le métier une grande couverture. Nous irons planter les montants dans la campagne. La voisine nous accompagnera.
Au matin, elle prit deux montants bien solides et une grosse pelote de laine. Elle appela la voisine et toutes deux partirent emmenant la fillette. Elles laissèrent le village loin derrière elles et atteignirent une colline. Elles s’arrêtèrent. La mère dit alors à l’enfant :
– Nous allons enfoncer les montants dans la terre. Toi, tu feras courir la laine entre nous. Te voici grande, tu pourras bien tenir la pelote ?
La mère savait bien ce qu’elle faisait. La fillette se mit à faire courir la laine.
– Plus vite ! Plus vite ! lui dit sa mère.
La pelote était lourde. Elle s’échappa des mains de l’enfant et se mit à rouler.
– Cours et rattrape-la ! Cria la mère.
L’enfant s’élança. La mère coupa le fil et la pelote roula plus vite, encore plus vite, entraînant Jedjiga vers le ravin. Puis brusquement, la pelote disparut. La fillette la chercha vainement dans les ronces et les buissons. Revenir en arrière ?… Elle avait perdu son chemin. Alors elle marcha au hasard sur ses petites jambes. Elle marcha longtemps, elle marcha jusqu’à l’orée de la forêt. C’est alors qu’elle découvrit, à demi-masquée par une épaisse végétation, l’entrée d’une caverne. Elle se fraya un passage et entra. La caverne était profonde.
Lorsqu’elle eut fait quelques pas et qu’elle se fût habituée à la pénombre, l’enfant vit, enroulé sur lui-même comme un énorme bracelet, un serpent. Elle poussa un cri. Il dressa la tête, ouvrit les yeux comme des étoiles et la regarda. Il regarda la petite fille que Dieu seul avait pu créer. La course avait rendu son visage semblable à une rose ; les épines avaient égratigné ses pieds et ses mains. Ses vêtements étaient déchirés. Tant de beauté éblouit le serpent ; tant de grâce et de faiblesse l’émut. Il remercia Dieu dans son cœur. L’enfant tremblait. Il lui dit :
– Ne crains rien, je ne te ferai aucun mal. Mais dis-moi, petite fille, ce qui t’a conduite jusqu’à moi.
Elle était sur le point de pleurer mais entendant le serpent lui parler dans un langage humain, elle se sentit rassurée. Elle lui dit :
– Je tenais une pelote de laine : elle était lourde. Elle est tombée de mes mains et elle a roulé, roulé. Je l’ai suivie…Je l’ai perdue de vue et j’ai continué à marcher jusqu’ici.
Il prit de l’eau pour lui laver le visage, les mains et les pieds. Il la fit asseoir et lui servit à manger. Elle mangea de la galette de blé et but du lait. Dans un endroit bien abrité, il lui étendit une couche et l’y conduisit pour qu’elle se reposât. Il faut dire que ce serpent n’était pas un véritable serpent. D’abord, il avait commencé par être un homme heureux : il possédait une maison, une femme, de nombreux champs et toutes sortes de biens et de richesses. Mais une nuit, par mégarde, il marcha sur un serpent. Ce serpent le regarda, se dressa et lui soufflant son haleine au visage, lui dit :
– Tu m’as écrasé. Tu deviendras serpent comme moi et tu le resteras tant que je vivrai, afin que les hommes te foulent aux pieds !
C’est ainsi qu’il fut changé en serpent. Il abandonna sa famille, sa maison et tous ses biens. Il déserta le monde et se réfugia dans la forêt. Il se rapprocha des bêtes, se mit à vivre à leur façon, à se nourrir de chair et de sang. Mais si son corps était celui d’un serpent, son cœur et son esprit étaient restés ceux d’un homme. Il n’avait fui ses semblables que dans la crainte d’être écrasé par eux. Mais la solitude lui était amère. Elle le minait. Depuis longtemps il n’avait vu l’ombre d’un être humain lorsque lui apparût la fillette. C’est pourquoi, à la vue de son visage de rose et de ses petits membres fatigués, le cœur du serpent se fondit de tendresse. L’enfant s’était endormie. Il sortit, tua deux perdrix, cueillit des légumes et des fruits, et rentra. Il alluma le feu, mit en train le repas et alla réveiller la fillette. Il lui demanda avec douceur :
– Quel est ton nom ? Quel est le nom de ton village et celui de tes parents pour que je te conduise vers eux ?
Elle répondit :
Je m’appelle Jedjiga, mais je ne sais ni le nom de mes parents ni celui de mon village.
Le serpent qui ne pouvait reparaître aux yeux des humains se tut. Il réfléchit longuement, promena ses regards autour de lui et finit par dire :
– Tu resteras ici jusqu’à ce que Dieu t’ouvre un chemin. J’épouse ta faim et ta soif : tu seras mon enfant. Mais tu devras m’obéir et ne jamais dépasser le seuil de la caverne. Nous sommes ici dans le royaume des bêtes ; il pourrait t’arriver malheur si tu t’aventurais.
Le serpent l’éleva. Il fut pour elle à la fois un père et une mère. Il lui apprit à préparer les repas et à aimer l’ordre. Il la combla, l’entoura de tendresse. Elle lui obéit tant qu’elle était petite ; devenue adolescente, elle connut l’ennui. Elle eut la nostalgie du ciel, du soleil. Elle voulut découvrir le monde.
Le serpent la laissait souvent seule pour aller chasser et couper du bois : elle mit à profit ces absences. Tout d’abord elle se contenta de regarder timidement au travers des hautes herbes et des branches qui cachaient l’entrée de la caverne. Et puis elle s’aventura au dehors. Mais elle rentrait toujours avant que le serpent ne revint. Un jour, un bûcheron l’aperçut et fut émerveillé. Comme il approchait pour la mieux considérer, elle disparut. De retour au village, il raconta son aventure à qui voulait l’entendre :
– J’allais couper du bois dans la forêt lorsque je vis sortir de terre une créature, une créature… une nappe d’or la couvrait jusqu’aux pieds. La lumière qui en émanait m’éblouit. Sans doute était-ce la fée gardienne de la forêt ? Je voulus m’approcher pour voir son visage, mais elle avait déjà disparu !
Cette histoire, de l’un à l’autre colportée, arriva aux oreilles du prince qui n’hésita pas à interroger le bûcheron.
– Prince, répondit le bûcheron, une créature m’est bien apparue à l’orée de la forêt. Elle était debout, contre un arbre. Était-ce un ange, une fée ?… Son visage défiait la lumière. Une nappe d’or l’habillait. Quand je voulus regarder de plus près, je m’aperçus qu’elle n’était plus là !
– Demain, au point du jour, tu me conduiras où elle t’est apparue, dit le prince.
Le lendemain, la jeune fille finit par se montrer à l’entrée de la caverne. La nappe d’or qui l’habillait, c’étaient ses cheveux. Et c’est tout ce que virent d’elle le prince et le bûcheron qui la guettaient à travers le feuillage. Le prince décida de rester seul pour savoir si l’étrange créature était mortelle ou fée. La jeune fille demeura longtemps sur le seuil et puis elle rentra. Peu après, le prince vit cette chose qui le stupéfia : le serpent qui avançait debout, portant des légumes, des fruits et du gibier car, lorsqu’il était chargé, il ne rampait pas ! Le serpent déjeuna, fit la sieste (c’était l’été) et sortit à la fraîcheur pour faire sa promenade. Alors, le prince put approcher de la caverne et contempler la jeune fille. Elle se tenait appuyée à un arbre, et elle portait à sa bouche des grains de raisin.
Il pensa : « puisqu’elle mange, je puis l’aborder ! » Il écarta les branches et lui dit en s’avançant :
« Au nom de Dieu, je t’en prie, dis-moi qui tu es, créature » !
Elle répondit :
– Je suis un être comme toi. Je suis la fille du serpent.
Il la regarda tandis qu’elle parlait, s’émerveillant de son visage épanoui comme une rose. Il l’interrogea sur son village, sur ses parents. Elle répondit :
– C’est ici, dans cette caverne, que j’ai vécu et grandi. Le serpent m’a élevée ; je suis sa fille. Mais c’est à son insu que je sors. Ne va pas le lui dire, ni lui raconter que tu m’as vue surtout ! Et elle rentra.
Le prince s’en alla trouver son père ; il lui déclara :
– Je veux épouser la fille du serpent.
Le roi s’indigna. Le prince tomba malade d’un grand mal. La fièvre ne le quitta ni jour ni nuit. Le roi finit par demander :
– Mon fils, qu’est-ce qui te guérirait ?
– Laisse-moi épouser la fille du serpent, dit le prince, et tu verras que je guérirai.
Comme le prince dépérissait de jour en jour, le roi céda. Il se rendit chez le serpent et lui dit :
– Donne-moi ta fille pour mon fils.
Le serpent répondit :
– Roi, il y a sept ans qu’elle est venue à moi. Je l’ai élevée comme ma fille. Elle m’est plus chère que le haut-ciel. Mais puisque, ô roi, tu la veux, la voici : je te la confie. Comble-la de présents et veille sur elle comme je l’ai fait moi-même jusqu’ici. Quant à moi, je ne te demanderai qu’une chose : une outre de sang.
Le jour vint où elle devait se séparer de lui pour suivre le roi à la cour, et le serpent dit à la jeune fille :
– Va ma fille, sois vaillante, va, et ne regarde surtout pas en arrière mais toujours en avant !
Elle monta une jument toute caparaçonnée de soie et le roi l’escorta. Mais au bout d’un moment elle s’écria :
– J’ai oublié mon peigne !
Elle descendit de sa monture et courut vers la caverne où elle surprit le serpent en train de se repaître de sang. Elle le vit changer d’expression. Il lui dit, tout honteux :
– Ne t’avais-je pas recommandé de ne pas revenir en arrière ?.Tu t’en repentiras !
– Elle s’en retourna tout effrayée vers le roi.
Elle vécut heureuse à la cour durant quelques mois. Le prince, son mari l’aimait tendrement. A la grande joie de toute la famille royale, elle mit au monde un enfant aux cheveux d’or, un enfant à sa ressemblance. Elle garda le lit quarante jours et puis, un matin, elle se leva pour se mêler à la vie de la cour. Lorsqu’elle revint vers l’enfant, il avait disparu. On le chercha partout, on remua ciel et terre pour le retrouver mais en vain.
– L’année suivante, elle eut un nouvel enfant, un enfant comme le premier, à la belle chevelure d’or. Au bout de quarante jours, il disparut aussi. Le roi et la reine dirent alors à leur fils :
– Remarie-toi ! Quel bien peut-il nous venir de la fille du serpent ?
Mais le prince qui mettait son espoir en Dieu répondit à la reine et au roi :
– J’ai choisi Jedjiga pour elle-même et non pour les enfants qu’elle me donnerait.
La jeune princesse eut successivement sept garçons, sept garçons à la chevelure d’or qui tous, lui furent ravis quarante jours après leur naissance. Elle fut surnommée : « celle qui croque ses enfants ». Mais le prince l’aimait toujours.
– Huit ans s’étaient écoulés depuis que Jedjiga avait quitté la caverne du serpent pour la cour du roi quand un soir, elle dit au prince :
– Demain, conduis-moi vers mon père, afin qu’il me pardonne… Il fit selon son désir.
Comme ils arrivaient près de la caverne, le prince et la princesse virent six petits garçons aux cheveux d’or qui jouaient et se poursuivaient de façon charmante. Un vieillard élevait dans ses bras le septième enfant aux cheveux d’or.
La princesse cherchait des yeux le serpent. Alors le vieillard s’avança et lui dit :
Ne le cherche pas, c’est moi. Il y a longtemps, une nuit, j’ai marché sur un serpent par mégarde. Il s’est vengé en me rendant serpent comme lui. Mais il est mort et son pouvoir sur moi est mort. Il dit encore :
– Le jour où tu m’as quitté pour aller vers ton époux, je t’avais recommandé de ne pas revenir en arrière. Tu es revenue et tu m’as surpris en train de boire du sang. Tu m’as humilié et je t’ai dit : « Tu t’en repentiras ».
Il tendit à la princesse le bébé qu’il avait dans les bras et se tourna vers le prince :
– C’est moi, prince, qui suis venu chercher tes enfants les uns après les autres pour punir ma fille. Je les ai élevés avec tendresse, comme j’ai élevé leur mère. Sept fois, prince, tu t’es trouvé devant un berceau vide et tu n’as pas humilié ma fille. Tu l’as aimée au contraire et tu l’as protégée. Voici tes enfants, je te les rends. Et il poussa vers lui les six enfants aux cheveux d’or.
Mon conte est comme un ruisseau, je l’ai conté à des seigneurs…
‘AICHA BENT EL HATAB
Aux temps anciens, un bûcheron était contraint de se rendre tous les jours dans la forêt. Il coupait du bois qu’il vendait. C’est ainsi qu’il nourrissait ses enfants. Un jour, sa hache resta coincée dans le tronc sur lequel il venait de cogner. Le pauvre homme essaya de toutes ses forces de la dégager, mais rien n’y fit. En désespoir de cause, il dit à haute voix :
– Je donnerai ma fille Aïcha en mariage à celui qui m’aidera à enlever cette hache.
Soudain, comme par miracle, la hache se dégagea. Le bûcheron continua à couper le tronc quand un homme apparut et s’adressa à lui.
– Tiens, je te donne cette meule de grains. Emporte-là chez toi et chaque jour, ta femme aura de la farine pour pétrir du pain et de la semoule pour rouler le couscous. Mais personne ne doit la voir. Recommande bien à ta femme de la recouvrir et de la garder loin des yeux indiscrets, sinon elle perdrait tout pouvoir.
C’était un Djinn qui vivait là, le même qui lui fit récupérer la hache. Le bûcheron remercia et emporta le moulin qu’il donna à sa femme tout en lui recommandant :
– Attention ! Personne ne doit voir ce moulin à grains. Recouvre-le bien après chaque utilisation. Tu n’auras qu’à retirer le drap pour avoir de quoi pétrir le pain et rouler le couscous.
Elle promit. Ils vécurent de ce don et le bûcheron n’eut plus besoin d’aller couper du bois. Les voisins l’ayant remarqué s’étonnèrent.
– Comment donc nourrit-il sa famille maintenant qu’il ne bouge plus de chez lui ?
Un jour que Aïcha, la fille du bûcheron, jouait avec ses camarades, elles l’interrogèrent :
– Comment faites-vous pour manger alors que ton père ne va plus travailler ?
– Mon père ? Ah ! Mais, il a reçu d’un homme, dans la forêt, une meule à grains magique. Nous n’avons même pas besoin de moudre le grain, la meule nous donne de la farine pour le pain et de la semoule pour le couscous.
Voilà comment les voisines découvrirent la bonne fortune du bûcheron. Pleines de dépit, elles insistèrent auprès des jeunes filles :
– Allez jouer avec Aïcha la fille du bûcheron et rusez pour qu’elle vous montre sa meule magique.
Un jour, en l’absence du bûcheron et de sa femme, Aïcha céda et invita ses camarades à venir voir la meule. Soulevant le drap, elle dit : Regardez, la voici !
Le soir, lorsque la femme du bûcheron voulut se servir en farine, la meule resta vide. Elle en avisa son mari. La meule a perdu son pouvoir, elle ne donne plus de farine. L’homme qui avait compris ce qui s’était passé, soupira :
– Dis-moi plutôt de reprendre ma hache et d’aller au travail. Dès le lendemain, sa hache à la main, il reprit le chemin de la forêt.
Soudain, l’homme lui apparut.
– Mais, je t’ai donné une meule à grains. Qu’en as-tu fait ?
– Elle a perdu ses pouvoirs, répondit le malheureux.
Le Djinn lui donna un nouvel objet magique et lui dit :
– Ecoute, bûcheron ! Demain, il y aura un orage. La pluie, la grêle et la neige tomberont. L’orage sera si violent que personne ne pourra sortir. Moi, je me présenterai sous l’apparence d’un mendiant. Je crierai « Au nom de Dieu, l’aumône ! ». Tu demanderas alors à Aïcha ta fille de m’apporter un peu de nourriture. J’en profiterai pour l’enlever, car n’oublie pas que c’est à moi que tu l’as promise : j’ai retiré ta hache du tronc.
– Je n’ai pas oublié, répondit le bûcheron. Elle est à toi. Le lendemain, le ciel s’assombrit et un violent orage éclata. Le tonnerre, le vent, la pluie, la grêle, la neige s’abattirent sur la terre. On aurait dit le déluge.
Aucun être vivant ne resta dehors. Soudain, une voix s’éleva : – Au nom de Dieu ! – Chut, dit le bûcheron. Quelle est cette voix qui appelle au dehors ? Ne serait-ce pas un mendiant ? Ecoutons !
– Au nom de Dieu !
– Mais, c’est un mendiant qui crie dehors. Aïcha, ma fille, va lui apporter à manger. Elle sortit et s’approcha du mendiant qui lui dit : – Aïcha, ferme tes yeux ! Elle obéit à cet homme qui s’appelait Qatar Ben Matar (Gouttes de Pluie) et se retrouva dans un pays qu’elle ne connaissait pas.
Elle fut installée dans un merveilleux palais, sa chambre était somptueuse avec un lit entouré de voiles et de tentures qui s’écroulaient de toutes parts. Un esclave nommé Baba Ben Mansour était à son service. Il servait et débarrassait du matin jusqu’au soir. Aïcha Bent Hattab changea de vie. Elle passait son temps à se baigner au hammam, à se parer et à se prélasser. Son esclave Baba Ben Mansour courrait dans tous les sens pour satisfaire ses moindres désirs. Ainsi, la fille du bûcheron, se retrouva-t-elle dans un luxe semblable à celui d’une reine. La nuit, les tentures se relevaient et dans le noir, Qatar Ben Matar venait la retrouver. Elle n’avait pas le droit de le voir. Elle en avait fait serment. Elle vivait heureuse, mais sa famille lui manquait. Le temps passa et un jour, elle demanda à son esclave : – Oh Baba Mansour, mes parents me manquent ! Peux-tu me conduire auprès d’eux, toi qui satisfais tous mes désirs ?
– Il me faut l’accord du maître, lui répondit-il.
– Qatar Ben Matar accepta : – dis-lui de fermer les yeux et son vœu sera exaucé.
En un clin d’œil, Aïcha se retrouva auprès des siens qui faillirent ne pas la reconnaître, tant elle était belle et somptueusement vêtue. Le bruit courut : – Aïcha Bent El Hattab est de retour ! Et quel luxe ! On la couvrait de caresses et de baisers, on admirait ses merveilleuses toilettes. Les voisines accoururent avec leurs filles. Elles l’interrogèrent : – Avec qui es-tu mariée ? Où habites-tu ? As-tu des voisins ? Réalises-tu des ouvrages ?
Aïcha finit par révéler : Depuis que je suis partie, je ne sors ni ne rentre. Je ne vois personne d’autre que mon esclave Baba Mansour. Et la nuit, j’entends une voix qui ordonne : Baba Mansour, soulève les tentures et souffle sur les chandelles ! C’est alors que les lumières s’éteignent pour que mon mari me rejoigne. Il disparaît avant le lever du jour et je ne le vois jamais. Je ne sens que sa présence auprès de moi.
Jalouses, les femmes lui donnèrent une lampe à huile et lui recommandèrent : – Cette fois, dès ton retour, essaye de voir cette chose qui se couche près de toi en allumant cette lampe. Ainsi, tu verras si c’est un Djinn ou un Ghoul. Les journées passèrent, puis un jour le ciel s’assombrit et un violent orage éclata. Le tonnerre, le vent, la pluie, la grêle, la neige s’abattirent sur la terre. On aurait dit le déluge. Aucun être vivant ne resta dehors. Quatar Ben Matar se présenta sous sa forme de mendiant et sa voix s’éleva : – Au nom de Dieu ! L’aumône ! Aïcha sortit comme la première fois pour lui porter à manger et il lui demanda de fermer les yeux. Elle obéit et se retrouva dans sa maison.
La vie reprit son cours et un jour, elle se souvint de la lampe. Elle mit une mèche dans l’huile, la prépara et attendit. La nuit venue, Qatar Ben Matar se glissa à côté d’elle. Elle patienta et lorsqu’elle l’entendit ronfler, elle se saisit de la lampe et l’alluma. Elle regarda et vit sur son thorax sept clefs et des portes. Elle saisit une clef et ouvrit une première porte qu’elle franchit. Elle découvrit des brodeuses qui brodaient, des couturières qui cousaient. Elles confectionnaient des caftans et des robes au fil d’or. Elles ne cessaient de broder, de coudre, d’ornementer, de ranger, de plier.
Elle les interrogea.
– Pour qui préparez-vous tout cela ? C’est pour toi, la’roussa Rwiya, sobri chwiya. C’est pour toi (la mariée) Aïcha Rouia, il te faut juste patienter un peu. Elle ressortit en refermant cette porte.
Elle prit la deuxième clé. Et ouvrit la deuxième porte. Elle découvrit cette fois de nombreux joailliers, orfèvres et bijoutiers. Chacun ciselait, sertissait et fabriquait des bracelets, des bagues, des colliers.
Elle s’exclama : – Pour qui fabriquez-vous tout cela ?
– C’est pour toi, la’roussa Rwiya, sobri chwiya. C’est pour toi (la mariéée) Aïcha Rouia, il te faut juste patienter un peu.
Elle s’en alla et emprunta la troisième porte. Elle se retrouva dans un autre monde où des maçons, des charpentiers, des peintres et des décorateurs construisaient des palais plus beaux les uns que les autres.
Elle s’étonna encore : – Pour qui tout cela ? –
– C’est pour toi, la’roussa Rwiya, sobri chwiya. C’est pour toi (la mariée) Aïcha Rouia, il te faut juste patienter un peu. Elle repartit, mais au moment où elle sortait de cette troisième porte, Qatar Ben Matar se réveilla. Il disparut sur-le-champ, ainsi que tout ce dont il l’avait entouré.
Malheureuse, elle décida : – Je vais errer à la recherche de mon fiancé. De pays en pays, elle marcha tout en demandant autour d’elle : – N’auriez-vous pas vu Qatar Ben Matar ? On lui répondait : – Qatar Ben Matar devait se marier, seulement sa fiancée a rompu le serment et, curieuse, elle est allée ouvrir les portes interdites et elle l’a tué. Les Djinns l’ont précipité dans un monde qui n’est pas d’ici. Elle reprenant la route, errant.
Un jour, elle s’arrêta près d’une source. Elle se désaltéra et s’allongea pour se reposer quand elle entendit deux colombes parler. L’une dit à l’autre : – Qatar Ben Matar devait se marier, seulement sa fiancée a rompu le serment et, curieuse, elle est allée ouvrir les portes interdites et elle l’a tué. Les Djinns l’ont précipité dans un monde qui n’est pas d’ici. Il est enterré dans ce pays qui est là-bas. Mais si sa fiancée le recherche, elle pourrait le ressusciter. Il lui faudrait trouver sa tombe pour l’éventer jour et nuit pendant quarante jours. Il ne faudrait pas qu’elle se laisse emporter par le sommeil. Il ressuscitera alors et épousera celle qu’il verra en ouvrant les yeux.
Aïcha entendit la conversation des colombes et prit la direction indiquée. A force de chercher et grâce aux indications des colombes, elle finit par découvrir le pays. Elle trouva la tombe, s’installa à sa tête et se mit à éventer. Elle éventa, éventa sans relâche, en luttant contre le sommeil qui grandissait. Au quarantième jour, la tombe bougea. C’est à cet instant précis que le sommeil triompha et elle sombra. Qatar Ben Matar se réveilla, se releva et regardant autour de lui, trouva une négresse qui venait d’arriver. Il l’emmena avec lui et l’épousa.
Lorsque Aïcha se réveilla, elle se retrouva seule comme par le passé. Elle se remit à pleurer, à errer et chercher en interrogeant les gens autour d’elle. Elle finit par trouver le palais de Qatar Ben Matar avec sa femme. Elle se fit engager comme bergère. La négresse, heureuse, ne manquait de rien avec un mari comme Qatar Ben Matar, jusqu’au jour où on rapporta à ce dernier :
Une femme d’une grande beauté est là. Elle garde le troupeau de chamelles et elle est arrivée en te cherchant. Il alla lui rendre visite et l’interrogea :
– Dis-moi, femme, que cherches-tu ?
– Sidi ! Monseigneur ! Permets-moi de tout te raconter. Elle lui raconta tout depuis le commencement : comment elle avait ouvert les portes, comment elle avait entendu la conversation des colombes, comment le sommeil l’a saisie au quarantième jour et tout le reste.
– Oui, c’est bien moi, dit-il. Et il appela la négresse : – Dis, c’est toi qui a éventé ma tombe pendant quarante jours ? – Non, révéla la négresse. Moi, je venais juste d’arriver quand tu as ressuscité. Cette femme était endormie près de la tombe avec un éventail à la main. Mais, tu m’as regardée et demandée en mariage et je n’ai fait que t’obéir sans bien comprendre, ô Monseigneur.
Qatar Ben Matar recouvra la mémoire et épousa Aïcha Bent El Hattab. Pour ses noces, elle reçut tout ce qu’elle avait vu se préparer en ouvrant les portes. Des merveilles et des merveilles.