D’APRES ALEXANDRE BELLEMARE (ABD-EL-KADER, SA VIE POLITIQUE ET MILITAIRE)
Préambule de l’auteur : « Le jour Abd-El-Kader partit de Paris pour Brousse, il était déjà dans le wagon-salon que la Compagnie des chemins de fer avait mis à sa disposition, lorsque m’apercevant au milieu de trois ou quatre cents personnes qui étaient présentes, il me fit signe de monter auprès de lui et, après m’avoir embrassé une dernière fois :
« La majeure partie de cette foule qui m’entoure, me dit-il, me croit coupable du massacre de la deïra. Je n’ai pas pu te dire la vérité ; mais tu l’as entrevu le jour de la visite que m’ont faite à Paris mes anciens prisonniers. Toi restes au milieu de ces Français, soit par la parole, soit par la plume, fais tes efforts pour effacer le sang qui, dans leur opinion, existe entre eux et moi ».
Tels sont les derniers mots que m’ai adressés Abd-El-Kader lors de son départ pour Brousse ; c’est la seule fois qu’il ait été question entre nous de ce déplorable épisode de nos guerres algériennes. Cette prière de l’Emir m’imposait le devoir de chercher la vérité sur le massacre des prisonniers ; je vais la dire ».
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Les premiers prisonniers de l’Émir – Les prisonniers de 1841 – Les prisonniers de 1842 – Les prisonniers de 1845 – La deïra – Bou-Hamidi – Intrigues à la deïra – Arrivée de Moustapha-ben-Thamy – Les Beni Amers – Refus d’obéissance – Commencement de défection – Le conseil – Massacre – Abd-El-Kader est-il coupable ? – Les onze survivants – Lettre au roi – La rançon.
Trop longtemps, la responsabilité du massacre de nos prisonniers a pesé sur Abd-El-Kader ; les passions de la lutte, peut-être l’intérêt de notre politique, lui ont-ils fait attribuer ce crime, et cependant les renseignements particuliers que nous allons produire, les documents officiels, sur lesquels nous allons nous appuyer, vont prouver que l’Émir n’y a trempé en rien, qu’il n’a pas donné l’ordre d’exécution, et que l’eût-il voulu qu’il n’aurait pu le donner. Mais avant de passer à l’histoire du massacre, il ne sera pas sans utilité, pour apprécier l’homme auquel on l’a imputé, de jeter un coup d’œil en arrière, et de voir qu’elle A été la conduite constante de l’Émir vis-à-vis des prisonniers qui, à différentes époques, sont tombés en son pouvoir.
Il est à remarquer, tout d’abord, qu’avant l’élévation de l’Émir il n’était pas un seul soldat tombé entre les mains des Arabes auquel il ait été fait quartier. A leur point de vue, il était plus glorieux pour eux de rapporter une tête fixée à la pointe d’un éperon que de ramener un vivant ; ainsi le voulait l’usage barbare mais d’autant plus difficile à vaincre qu’il touchait aux habitudes de guerre d’un peuple essentiellement guerrier. Dès son arrivée au pouvoir, Abd-El-Kader entreprit de lutter contre cet horrible usage. En premier lieu, il appuya ses ordres de cette parole du Prophète : « Décapitez tout le temps du combat, et le combat fini faites des prisonniers qui seront ou graciés ou échangés ». Puis il fit valoir aux yeux des siens l’intérêt de leurs pères tombés entre les mains des chrétiens ; il ajouta enfin à ces considérations bien autrement puissante : il donna huit douros (40 Fr.) pour un prisonnier, et supprima l’usage de payer la tête d’un ennemi. Quelle que soit la considération qui ait eu le plus d’influence sur les Arabes, (et sans aucun doute la dernière ne fut pas la moins puissante), toujours est-il que, dès 1833, le jeune sultan réussit à faire des prisonniers, à les protéger contre la barbarie de ses soldats, et à introduire ainsi parmi eux cette atténuation aux malheurs de la guerre.
Avant les prisonniers qui furent faits au combat de Sidi Brahim et à la capitulation d’Ain Témouchent (ce sont ceux qui ont été compris dans le massacre et dont nous parlerons plus spécialement tout à l’heure), un certain nombre de Français, colons et soldats sont tombés aux mains d’Abd-El-Kader. Pour juger quelle a été sa conduite à leur égard, ouvrons le livre de M. de France, enseigne de vaisseau, l’un des premiers prisonniers d’Abd-El-Kader : « Tant que tu resteras auprès de moi, lui dit Abd-El-Kader en l’abordant, tu n’auras à craindre ni mauvais traitement, ni injures » (de France Les prisonniers d’Abd-El-Kader, t. I, p.41). Et il lui tint parole, car cet officier, dans l’ouvrage qu’il publia au lendemain de sa captivité, n’A trouvé pour Abd-El-Kader que des paroles de reconnaissance.
M. de France et son compagnon ne furent pas les seuls prisonniers qui tombèrent au pouvoir d’Abd-El-Kader avant Sidi Brahim. A la reprise des hostilités, en 1839 et au commencement de 1840, un certain nombre de soldats isolés, de colons malheureux ou imprudents, sont faits prisonniers par les Hadjouts de la Mitidja ou par les Gharabas d’Oran. En 1841, ils sont au nombre de 80, et parmi eux se trouve M. Massot, sous-intendant militaire, pris entre Alger et Douéra. L’évêque d’Alger, qui connaissait la famille de M. Massot, fut sollicité par elle, et autorisé par le gouverneur à proposer à l’Émir l’échange de ce fonctionnaire ; non seulement il l’obtint, mais Abd-El-Kader prit lui-même l’initiative d’un échange général, qui eut lieu le 25 août 1841.
De 1841, nous arrivons à 1842. Une nouvelle couche de prisonniers a succédé à celle qui vient d’être échangée ; parmi ces prisonniers se trouve le capitaine, aujourd’hui général de Mirandol, pris dans les environs de mascara. M. de Mirandol a été une providence pour les captifs de 1842.
C’est lui qui soutint les plus faibles, qui encouragea les plus forts, qui les protégea tous contre les vexations et les mauvais traitement dont les accablait une tourbe fanatique ; c’est lui enfin qui porta leurs doléances à Abd-El-Kader, bien assuré qu’il obtiendrait satisfaction et justice. Et assurément, pour que M. de Mirandol ne craignit pas d’élever jusqu’à lui ses réclamations, il fallait qu’il eût une grande confiance dans le caractère de l’Émir, car deux fois il avait désobéi à ses injonctions et de proposer au gouverneur général un échange de prisonniers, dans la crainte de contrarier par sa demande les vues du général à qui la France avait remis son épée.
Cependant, le jour de la délivrance a fini par luire pour les captifs : on vient leur annoncer qu’ils vont être rendus à leur patrie. Leur première pensée ; après l’explosion d’une joie, bien facile à comprendre, fut de s’enquérir des circonstances qui avaient mené à leur mise en liberté. En étaient-ils redevables à un échange ? Nullement, mais les tribus de l’Ouarsenis avaient pillé les convois que Ben-Allal adressait à son maître ; la disette était au milieu de la zmalah, Abd-El-Kader ne pouvait plus nourrir ses prisonniers… Il les renvoyait sans conditions. (Nous trouvons, dans une lettre qui nous A été adressée par l’un des prisonniers de 1842, le passage suivant : Abd-El-Kader a agi envers moi avec une grandeur que je n’aurais pas trouvée dans les pays les plus civilisés de l’Europe.Ce passage est souligné dans l’original).
De 1842, nous passons aux prisonniers qui ont été compris dans le massacre du 24 avril 1846 ; bien que nous dussions peut-être consacrer quelques lignes au trompette Escoffier pris le 22 septembre 1843 et échangé contre quelques chefs arables détenus à Sainte Marguerite. A deux exceptions, près ces prisonniers provenaient, d’une part, de la malheureuse affaire de Sidi Brahim, d’autre part, de la plus malheureuse affaire d’Aïn Témouchent (29 septembre 1845). (Le chasseur Escoffier fut décoré, en récompense du dévouement dont il avait fait preuve, en cédant son cheval à son capitaine démonté, afin de lui permettre de rallier l’escadron. Ce fut au camp d’Abd-El-Kader que la croix de la légion d’honneur vint chercher Escoffier. Le maréchal Bugeaud en adressa les insignes à l’Émir en le priant de les faire parvenir au prisonnier. Abd-El-Kader s’empressa de réunir les principaux chefs de son armée, un bataillon de ses troupes régulières, et c’est avec cet appareil militaire inusité, en présence de ses soldats sous les armes, qu’il remit de ses mains la croix au trompette Escoffier. Un tel acte est assurément l’acte de son noble cœur.) (voir les Mémoires du trompette Escoffier). A la suite de ce double avantage remporté par Abd-El-Kader, l’insurrection, comme nous l’avons vu, avait éclaté de toutes parts en Algérie et nécessité la présence du chef qui devait la guider. L’Émir se dirigea immédiatement vers la région des hauts plateaux, qui lui offrit un chemin plus facile pour parvenir u centre de la révolte, et il laissa les prisonniers de la Daïra, qui avait ses tentes près de la Moulouia et il laissa à l’un de ses lieutenants le soin de conduire les prisonniers. Abd-El-Kader n’étant revenu à la deïra que le 18 juillet 1846, n’était donc pas présent au Maroc, le 24 avril 1846, époque où eut lieu le massacre. Nous nous bornons à établir ce fait sans en tirer encore aucune conséquence.
A leur arrivée à la deïra, les prisonniers furent conduits à la tente occupée par la mère de l’Émir. « Ses paroles, au dire de l’un des témoins, furent toutes de consolation et d’espérance ». A cette époque, la deïra était commandée par Ben-Arach, l’ancien négociateur du traité Desmichels, l’ancien envoyé d’Abd-El-Kader auprès du roi des Français. « Son accueil fut grave, imposant, bienveillant cependant, car il confirma les bonnes intentions manifestées ». Ben-Arach donna l’ordre d’installer les prisonniers dans le camp des réguliers, situé à une petite distance de la deïra qu’il était chargé de protéger.
Vers le milieu du mois de novembre 1845, c’est-à-dire six semaines environ après les affaires de Sidi Brahim, et d’Aïn Témouchent, Bou-Hamidi, l’un des khalifas d’Abd-El-Kader qui l’avait suivi en Algérie, fut envoyé pour prendre la direction de la deïra en remplacement de Ben-Arach ; il était chargé par l’Émir de préparer l’envoi de renforts rendus nécessaires par les premières pertes éprouvées.
Malheureusement, Bou-Hamidi, qui se distinguait toujours par sa bonté pour les prisonniers, n’avait pas l’énergie nécessaire pour couper court aux intrigues dont cette immense cité mouvant était le théâtre ; nous verrons même que, plus tard, il n’y fut pas étranger.
Pendant son commandement, la situation la situation de cette vaste agglomération d’individus devint de plus en plus critique. Menacée effectivement par le général Cavaignac commandant la subdivision de Tlemcen ; diplomatiquement par le Maroc sans cesse rappelé à l’exécution du traité de Tanger, elle subissait en outre des divisions intestines auxquelles la présence d’Abd-El-Kader aurait pu seule mettre un terme. Quelques-uns même, et notamment la grande tribu des Beni-Amers parlaient déjà du projet, qu’ils réalisèrent quelque temps après, de se. Réfugier à l’intérieur du Maroc et de renoncer à une cause désespérée.
L’Émir, informé de ces faits et ne voulant point encore abandonner la partie qu’il avait engagée en Algérie, sentit la nécessité de placer à la tête de la deïra un chef dans lequel il avait une confiance illimite et dont la grande position fût un obstacle à toutes les intrigues. Il fit choix de Moustapha-ben-Thamy, son beau-frère. Moustapha-ben-Thamy fut chargé de conduire à la deïra tous les invalides, tous les blessés qui embarrassaient les mouvements de la colonne légère de l’Émir, et de porter à Bou-Hamidi l’ordre de rejoindre son maître dans le sud de la province d’Alger, avec toutes les troupes qu’il pourrait rassembler. Dans les circonstances difficiles où Moustapha-ben-Thamy était appelé à exercer ce commandement, il était nécessaire, vu l’éloignement où il allait se trouver, qu’Abd-El-Kader lui laissât une grande latitude ; il donne en effet pleins pouvoirs à son beau-frère.
Moustapha quitta l’Émir le 16 mars 1846, c’est-à-dire trois jours après le combat dans lequel le général Yusuf avait fait subir à Abd-El-Kader un échec des plus sensibles. Il arriva à la deïra le 10 avril 1846, quatorze jours par conséquent avant le massacre, et son premier soin fut de communiquer à Bou-Hamidi l’ordre de rejoindre l’Émir avec les renforts que ce dernier attendait. Froissé par une mesure qui dérangeait ses projets, blessé d’un remplacement qui, à ses yeux, renfermait un blâme, mais trop habile en même temps pour désobéir en face, Bou-Hamidi entreprit de faire venir la résistance du côté des Béni-Amers. Il n’était pas difficile d’obtenir d’eux un refus de concours, car la vue des blessés ramenés par Ben-Thamy avait produit un effet désastreux, et les récits qu’ils faisaient des derniers évènement avaient prouvé aux moins clairvoyants que la cause d’Abd-El-Kader était désormais perdue. A quoi bon dès lors tenter l’impossible et courir à une mort certaine ?
Moustapha-ben-Thamy, exaspéré par une désobéissance à laquelle il ne s’attendait pas, comprenant mieux que tout autre ; lui qui venait de quitter l’Émir, l’importance qu’il y avait pour son beau-frère à recevoir de prompts renforts, crut devoir recourir à une sorte de coup d’État. Il donna l’ordre aux Beni-Amers, puisqu’ils ne voulaient pas combattre de livrer leurs chevaux aux cavaliers réguliers démontés et aux fantassins qu’il ferait partir à leur place. (Moniteur algérien du 10 mai 1846).
A peine cet ordre est-il transmis qu’une immense agitation se répand au milieu de la tribu, menacée de se voir enlever non seulement ce à quoi l’Arabe tient le plus, son cheval ; mais encore les moyens de fuir dans le cas d’un pressant danger. Plusieurs s’efforcent de se soustraire à la mesure qui les frappe en cherchant asile sur notre territoire, traversent la frontière dans la nuit du 19 au 20 avril, et viennent en nombre de deux cents tentes, représentant une population d’environ mille individus, s’établir chez les Traras et les Oulassa. Les deux nuits qui suivent, de nouvelles désertions se produisent, de nouvelles tentes passent en Algérie et font leur soumission ; c’en est fait de la deïra, c’est-à-dire le dernier asile d’Abd-El-Kader, si le chef qui la commande n’arrête une défection qui prend de telles proportions ! Un seul moyen de défense se présente à l’esprit de Moustapha-ben-Thamy pour mettre un terme à ce sauve-qui-peut, c’est de lier les tribus de la commune par la responsabilité d’un crime, par la crainte de représailles que nous pourrions exercer sur elles, c’est de leur barrer la route de l’Algérie par une ruisseau de sang.
Le temps presse : Moustapha réunit les principaux chefs de la deïra et leur communique son projet ; un seul le combat : c’est Bou-Hamidi. Mais que pouvait-il faire contre le beau-frère d’Abd-El-Kader ? Le soir venu, et lorsque Moustapha a entraîné hors du camp les officiers français qu’il a jugé prudent d’excepter de l’exécution, il fait répandre que les Arabes détenus en France ont été massacrés. Au massacre, il faut répondre par le massacre : il A lieu dans la nuit du 24 au 25 avril. Sur les 200 prisonniers qui se trouvaient au camp à cette date, 11 furent préserver par Moustapha-ben-Thamy lui-même (nous verrons tout à l’heure dans quel but), 2 parvinrent à s’échapper au milieu du désordre et à regagner la frontière ; les 187 autres furent impitoyablement massacrés par les réguliers.
Tels sont les faits dans toute leur concision. Ils démontrent déjà, par eux-mêmes, que l’ordre du massacre a été donné presque instantanément, afin de couper court aux désertions qui menaçaient la deïra et d’empêcher les Arabes de venir se soumettre à nous. Il y a donc, dès ce moment, présomption qu’Abd-El-Kader absent est demeuré étranger à cet horrible drame. Mais, dans une question aussi grave, une présomption ne suffit pas ; une certitude est nécessaire.
Il est évident que pour admettre la participation de l’Émir au massacre, il faut de deux choses l’une : ou que Moustapha-ben-Thamy, avant de se séparer de son beau-frère (16 mars), ait reçu l’ordre d’exécution ; ou que, depuis son arrivée à la deïra (10 avril), il ait pu faire connaître la situation à Abd-El-Kader, provoquer et attendre cet ordre. La première hypothèse n’est pas admissible, parce que d’une part, les faits qui ont amené le massacre ne s’étant produits qu’après l’arrivée de Moustapha-ben-Thamy à la deïra (c’est-à-dire dans la nuit du 19 au 20 avril, n’ont pu être prévus dans les instructions données par l’Émir à son beau-frère le 16 mars ; parce que, de l’autre, si le fanatique Ben-Thamy eût été porteur d’une autorisation, il n’avait besoin ni de convoquer, pour mettre sa responsabilité à couvert, le conseil dans lequel fut discuté et résolu le massacre, ni de réserver, pour sa garantie et celles des chefs qui avaient participé à la décision prise, les officiers français qui durent leur vie à cette circonstance. La seconde hypothèse ne l’est pas davantage car s’i l’on ouvre le Moniteur Algérien du 30 avril 1846, on s’assurera que vers le 16 ou le 17 avril, époque où aurait dû forcément parvenir le courrier que Moustapha aurait envoyé à son beau-frère, Abd-El-Kader, poursuivi par le général Yusuf, se trouvait à Gharza, dans l’est du pays des Oulad-Naïl, sous le méridien de Boussaâda.
Or, en admettant que Moustapha-ben-Thamy, arrivé au camp le 10 avril, n’eût pris que quarante-huit heures pour se rendre compte de la situation et se décider à provoquer l’ordre de massacre ( ce qui ne s’est pas passé, puisque que les faits qui l’ont déterminé ont commencé seulement à se produire le 19) ; en admettant encore qu’Abd-El-Kader, saisi de la lettre de son beau-frère , eût ; sans prendre un jour de réflexion, instantanément approuvé la proposition qu’elle renfermait, il aurait fallu qu’un courrier, parti le 12 ou le 13 au matin de la Moulouïa, eût pu toucher à Gharza et revenir à la Moulouïa en l’espace de 10 jours ; en d’autres termes, qu’il eût fait, dans un laps de temps aussi court, le double du chemin que Moustapha-ben-Thamy et sa colonne avaient mis vingt-cinq jours à parcourir. Ce fait est matériellement impossible, attendu que la distance qui sépare la Moulouïa de Gharza, calculée à vol d’oiseau, c’est-à-dire sans tenir compte de la route, des détours nécessaires pour éviter nos colonnes, est au moins de 680 kilomètres, soit 1360 kilomètres pour l’aller et le retour.
Abd-El-Kader n’est donc pas même indirectement coupable du massacre de la deïra ; il n’en a pas donné, il n’en A pas pu en donner l’ordre ; il n’a connu l’évènement que par la nouvelle qui lui en est parvenue. Impartiaux comme l’histoire, effaçons donc cette flétrissure que les nécessités de la politique nous ont peut-être dans le principe conseillé d’imprimer à son front, et aujourd’hui, l’esprit dégagé des passions des passions de la lutte, sachons reconnaître l’erreur commise envers cet ancien ennemi qui, jusqu’à ce jour, n’A pas répondu, et, comme nous le verrons bientôt, n’A pu répondre à eux qui l’ont accusé de l’odieux attentat du 24 avril 1846, que par ses actes à Damas.
Le vrai, le seul coupable, le Danton de ce 2 septembre, c’est Moustapha-ben-Thamy (un des officiers sauvés du massacre, M. le lieutenant Larrazet (aujourd’hui chef de bataillon de la garde), nous écrivait : « Ma conviction est que Ben-Thamy est seul coupable de ce massacre, quoique Abd-El-Kader en ait voulu assumer la responsabilité. Il A voulu lier tout ce qui composait la deïra, en ordonnant le massacre, et par là éviter les désertions ». Le même officier commençait sa lettre par ces mots : Je vous remercie de m’avoir donné l’occasion de dire du bien d’Abd-El-Kader », et la preuve nous la tirons de deux circonstances : la première, de la conduite de la mère de l’Émir à l’égard de son gendre et des femmes d’Abd-El-Kader vis-à-vis de leur beau-frère : à partir de la sanglante exécution, elles refusent de lui parler, de le recevoir, c’est un proscrit au milieu d’elles ; la seconde, de la conduite d’Abd-El-Kader vis-à-vis de son Moustapha. Moustapha est à Amboise ; l’Émir vient d’être mis en liberté, et, à deux reprises, il se rend à Paris, d’abord le 28 octobre 1852, pour remercier le prince Louis-Napoléon, puis le 2 décembre, pour saluer l’Empereur. Il était assurément bien naturel qu’Abd-El-Kader se fit accompagner dans ces deux voyages par celui de ses compagnons qui, à sa qualité d’allié, joignait celui de son principal lieutenant. Mais l’Émir savait assurément mieux que personne qu’entre Moustapha et les Français il y avait le sang de nos soldats ; il le laissa donc à Amboise et se borna à amener avec lui Si Kaddour-ben-Alla, sons second khalifa.
Nous irons ici au-devant d’une objection : comment allier l’innocence de l’Émir avec l’aveu qu’il a fait de sa culpabilité dans la lettre écrite au roi vers le commencement du mois de novembre 1846 ? il serait complètement inutile de citer en entier cette lettre, d’ailleurs très longue ; nous nous bornerons à en extraire le seul passage dans lequel Abd-El-Kader fasse allusion au massacre et déclare l’avoir ordonné : « MM Bugeaud et de Lamoricière, dit-il, ne s’étant pas préoccupés de cette affaire (l’échange des prisonniers par Abd-El-Kader),et conservant pour nous la même haine, n’ont pu avoir un instant de tranquillité à notre égard, ainsi que vous le savez. L’accroissement de notre colère est devenu tel que nous nous sommes décidés à ordonner le massacre ».
L’aveu est clair, précis ; heureusement pour l’honneur d’Abd-El-Kader, ce n’est là qu’un généreux mensonge, car, en prenant la responsabilité du massacre, il n’A eu d’autre but que de sauver des mains des khalifas les onze prisonniers survivants.
Nous avons vu que Moustapha-ben-Thamy avait ordonné le massacre parce qu’à se yeux c’était le seul moyen d’arrêter la défection de la deïra, dernier rempart de la puissance de l’Émir. Mais Moustapha et les chefs qui concoururent au conseil dans lequel fut décidé ce crime inutile, tout dévoués qu’ils étaient à Abd-El-Kader, ne l’étaient pas assez pour s’oublier complètement eux-mêmes, et s’exposer au danger de représailles dans le cas où des évènements, déjà faciles à prévoir, ils feraient tomber entre nos mains. Une garantie leur était donc nécessaire, et ils l’obtenaient en conservant par-devers eux les principaux prisonniers dont la vie répondait ainsi de la leur. Telle est la cause de l’exception dont furent l’objet MM Courby de Cognord, Larrazet, Marin, Hillerin, le docteur Cabasse ; deux sous-officiers : MM Barbut et Thomas : enfin quatre soldats qui servaient d’ordonnance aux officiers.
Le premier soin d’Abd-El-Kader, lorsque trois mois après le massacre (18 juillet 1846) il rentra à la deïra, fut de chercher à obtenir des khalifahs la remise des onze prisonniers survivants et d’entamer une négociation d’échange avec le gouverneur général, mais il éprouva de la part de ses principaux lieutenants une résistance qui fut d’ailleurs facilité par le système que le maréchal Bugeaud voulut faire prévaloir. Le gouverneur craignant que l’Émir ne tirât parti, au point de vue de sa politique, d’une négociation qu’il pourrait présenter aux tribus comme un acheminement à un traité, cherchait à éviter que des conférences s’établissent entre l’un des généraux placés sous ses ordres et Abd-El-Kader.
Il n’adhérait donc à l’échange qu’autant qu’il aurait lieu par l’intermédiaire de la légation de France à Tanger. L’Émir, de son côté, refusait de prêter les mains à cette combinaison. Il consentait à l’échange puisqu’il l’avait proposé, mais il ne voulait pas qu’il se fit par l’entremise de la légation, parce qu’il entendait n’avoir aucun rapport, soit direct, soit indirect, avec l’un des principaux fonctionnaires du consulat général qui, après avoir rempli auprès de lui un emploi tout de confiance, l’avait brusquement quitté pour aller, croyait-il, porter ses secrets au gouverneur général.
La difficulté soulevée par le maréchal Bugeaud mettait Abd-El-Kader dans une situation très embarrassante, car il se trouvait placé entre le désir de sauver les onze prisonniers, la crainte de les voir massacrés s’il voulait les enlever de force, enfin la résolution de ne point passer par les fourches Caudines de Tanger. Abd-El-Kader devait trouver la solution possible à cette situation : c’était de rendre à la France les onze survivants du massacre, moyennant une somme qui serait partagée entre les chefs dont les prisonniers formaient la caution. Mais cette proposition quelque attrayant qu’elle fût pour des hommes privés du nécessaire, réduits eux et leur famille aux plus cruelles extrémités, ne satisfit pas les khalifahs, car si elle leur procurait l’argent dont ils avaient besoin, elle leur enlevait la garantie qui, dans leur pensée, assurait leurs têtes. Ils exigèrent donc que l’Émir prit sous sa responsabilité le crime du 24 avril, déclarât qu’il avait eu lieu par ses ordres, et promit par serment de ne jamais dévoiler les coupables. Abd-El-Kader se soumit à cette douloureuse nécessité ; il s’y soumit dans l’unique but d’assurer le salut des onze prisonniers survivants. Ce fut alors que commença à se jouer la comédie dont un certain Mohammed Khodja (secrétaire) du khalifa Si Kaddour, fut l’acteur principal.
Le 8 septembre, cet homme vient proposer au lieutenant-colonel Courby de Cognord de racheter s liberté et celle de ses compagnons moyennant une rançon. Un silence absolu, disait-il, devait être gardé sur cette négociation vis-à-vis d’Abd-El-Kader. M. de Cognord répondit à la proposition qui lui était faite par une offre de 20.000 Fr. Mohammed en ayant demandé 60.000 Fr., les pourparlers furent rompus. Il serait inutile d’entrer dans le détail diverses péripéties par lesquelles durent passer les malheureux prisonniers marchandant leur salut avec une avarice d’autant plus digne d’admiration qu’ils cherchaient à défendre, non pas leur argent, mais l’argent de la France. Il nous suffira de rappeler qu’après de longs débats, leur rançon ayant été fixée, d’un commun accord, à 33.000 Fr. M. de Cognord s’adressa, pour obtenir l’avance de cette somme, au gouverneur du Préside espagnol de Melilla qui, ne pouvant la fournir, transmit de suite la demande à Oran. Les 33.000 Fr. furent envoyés aussitôt à Melilla, lieu choisi pour la remise des prisonniers. Toutefois, ces négociations ayant entraîné des longueurs, ce ne fut que le 5 novembre que les captifs purent être rendus à la liberté. Mais de même que les khalifas avaient tenu leur promesse en libérant les prisonniers, Abd-El-Kader avait tenu celle qu’il avait faite à ses lieutenants, car la balancelle qui emmenait M. de Cognord et ses compagnons emportait l’envoyé chargé de remettre au roi la lettre par laquelle l’Émir prenait la responsabilité du massacre. Mais cet envoyé fut arrêté à Nemours, et on lui défendit de passer outre. Il remit alors la lettre dont il était chargé et que l’autorité locale promit de faire parvenir. Désormais, les khalifas pouvaient tranquillement partager entre eux le prix du sang et de la liberté de nos compagnons…. Abd-El-Kader s’était reconnu coupable.
L‘exposé que nous venons de faire rectifiera, dans l’esprit de tout homme non prévenu, les idées généralement admises sur le massacre et sur les faits qui s’y rapportent. Comme garantie de l’authenticité, nous ne voulons qu’une preuve : c’est que seul il explique l’aveu fait par Abd-El-Kader d’un crime auquel il s’est trouvé dans l’impossibilité matérielle de prendre une part directe ou indirecte, la restitution des prisonniers moyennant une rançon, enfin le certificat que l’Émir réclame d’eux avant leur départ de son camp. En voici le texte :
« J’ai bien été traité pendant ma captivité chez l’Émir. J’ai reçu pour nourriture du blé, du sucre, du café, de la viande, du beurre et des oignons. Je n’ai été ni frappé ni insulté. Nous avons écrit une fois de la part du khalifa Bou-Hamidi pour l’échange des prisonniers lorsqu’Abd-El-Kader était dans le Sahara (c’est-à-dire avant le massacre) ; la réponse de M. le maréchal ne nous est pas parvenue. Lorsque nos hommes ont été sacrifiés, nous avons demandé le motif qui avait amené cet acte, on nous A répondu que c’était parce que le Maroc les voulait de force. Abd-El-Kader nous renvoie à Melilla sans qu’il nous ait demandé personnellement de l’argent ».
Lié par le serment qu’il avait fait à ses khalifas, l’Émir pouvait-il laisser entrevoir la vérité de plus près ? dans sa pensée, demander aux onze prisonniers qu’il allait délivrer d’attester qu’ils n’avaient subi aucun mauvais traitement, qu’ils avaient reçu non seulement le nécessaire, mais encore des denrées qui manquèrent plus d’une fois sous la tente des principaux chefs et que sa mère elle-même leur faisait parvenir en cachet, c’était leur dire : « Je ne suis pas coupable du massacre de vos compagnons, car de quelle valeur sont quelques bons traitements à opposer au crime que j’aurais commis ? Leur demander d’attester qu’il ne leur ait avait pas réclamé personnellement d’argent, c’était encore leur dire : « Je connais toutes les conditions de votre rachat, je sais qu’il y a une rançon de promise, mais elle n’est destinée ni à moi ni au trésor public ».
Assurément, cet argument tomberait de lui-même si l’attestation réclamée avait été arrachée par la crainte, mais cette supposition n’est pas admissible puisque ce certificat n’a été connu qu’en 1852, par la publication du journal des prisonniers. Or, il est évident que si les faites énoncés n’avaient pas été exacts, si l’attestation réclamée par Abd-El-Kader n’avait pas été conforme à la vérité, les signataires n’auraient pas manqué de la désavouer.
Abd-El-Kader, réduit à se disculper au moyen de justifications indirectes et muettes, pour ainsi dire, fit au moment où il allait se séparer des prisonniers, une dernière tentative pour leur prouver qu’il ne s’était pas abaissé à échanger leur liberté contre de l’or. Quelques instants avant le départ de M. de Cognord et de ses compagnons, l’Émir se rendit au camp des réguliers, où il n’avait paru qu’une seule fois depuis le 18 juillet, date de son retour à la deïra, et en présence des officiers français, il affecta de distribuer à ses soldats une somme de 12.000 francs environ. Son but était de montrer aux nôtres qu’il avait de l’argent, et, par conséquent, qu’il n’avait pas eu besoin de les vendre pour s’en procurer. Mais, hélas ! les prisonniers étaient trop près des évènements dont ils avaient été habitués à faire remonter la responsabilité jusqu’à lui, pour pouvoir apprécier cet acte avec le calme de l’impartialité. Ils n’y virent, et l’opinion publique avec eux, qu’une insulte faite au malheur, c’est-à-dire la distribution anticipée de leur rançon entre les hommes qui avaient égorgé leurs frères d’armes. C’est ainsi que l’acte d’où l’Émir avait espéré faire ressortir son innocence tourna contre lui.
Nous avons dit la vérité sur le massacre, jugé comme il doit l’être, en dehors des passions de la lutte et à quinze années de distance (…). Abd-El-Kader a donc subi les conséquence de l’accusation qu’il avait portée contre lui-même, et d’un respect d’autant plus magnanime pour son serment que, sans articuler aucune accusation contre personne ; il a simplement déclaré être innocent du massacre, non seulement le jour, mais encore à l’instant même où, rendu à la liberté, il partait pour Brousse, et n’avait plus rien à redouter pour le coupable qu’il emmenait avec lui.
Source : Alexandre Bellemare – Sa vie politique et militaire